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1. La gestion financière des familles rurales


"Revenu annuel vingt livres, dépenses annuelles dix-neuf livres, dix-neuf shillings, six pence, le bonheur. Revenu annuel vingt livres, dépenses annuelles vingt livres, zéro shilling, six pence, la misère"
M. Micawber dans David Copperfield de Charles Dickens

Le premier impératif pour tout être humain est de continuer à vivre, et chacun dépense de l’énergie à trouver un moyen de satisfaire les exigences de la vie, dans quelque situation qu’il se trouve. Sans aucun droit à la terre, et dépourvus d’autres ressources, les gens n’ont pas d’autre choix que d’offrir simplement leur travail en échange des biens de consommation dont ils ont besoin. Dans les sociétés industrialisées, c’est ainsi que la plupart des gens vivent. S’ils veulent consommer plus, ou d’autres biens, il leur faut améliorer la valeur de leur travail dans l’espoir que quelqu’un leur en offrira davantage. D’autres personnes, de par leur naissance, ont accès à certaines ressources telles que la terre, et peuvent choisir entre cultiver certains produits pour leur consommation ou pour les échanger contre d’autres biens. La diversité et les types de biens et de services que les gens utilisent et veulent a augmenté de façon spectaculaire au fil des siècles. De ce fait, la diversité des moyens par lesquels les gens assurent leur survie est immense et souvent très complexe. Rares sont ceux qui vivent dans l’isolement, de sorte que des relations complexes s’établissent entre les gens, et se reflètent dans les diverses façons selon lequelles les biens ou le travail peuvent se partager.

Quelle est la place de l’argent dans ces relations? L’argent est un moyen de faciliter ces échanges. Sans argent, les gens doivent recourir au troc pour convertir les biens dont ils disposent et les services de main d’oeuvre qu’ils peuvent offrir pour acquérir les biens de consommation de leur choix. Cela peut être un processus long, complexe et inefficace. L’introduction de l’argent simplifie l’échange de biens. Il n’y a plus à limiter l’échange à un moment ou à un endroit donné. On peut échanger ses biens aujourd’hui pour de l’argent et acheter les biens de quelqu’un d’autre plus tard et à un autre endroit.

Le fait de différer la consommation de biens est connu sous le nom d’épargne. Ce processus est essentiel si les biens recherchés ne sont pas toujours disponibles, et il faut également pouvoir répondre à des demandes futures inattendues ou imprévues de biens et de services. Il est également dans la nature humaine de garder des moyens en réserve. Si quelqu’un n’a pas d’économies, il ne peut acquérir de biens d’un montant supérieur à ses revenus, à moins que quelqu’un d’autre ne consente à l’autoriser à utiliser une partie de ses propres économies. Autrement dit, des marchés peuvent être conclus entre deux personnes, où l’une est le prêteur et l’autre l’emprunteur. Les économies peuvent se présenter sous la forme de biens ou d’argent. Le fait d’épargner en accumulant de l’argent est pratique car l’argent est facile à mettre de côté, et il est plus facile à convertir des économies en biens, le moment venu. Il est aussi plus facile à prêter.

Essayons de présenter une image de l’économie d’une famille rurale. Cette famille peut être composée d’une ou deux personnes ou plus, dont chacune se livre à un ou plusieurs types d’activité. Certaines personnes peuvent faire le même travail, jour après jour, tandis que d’autres peuvent s’adonner chaque jour à différents types d’activité. Beaucoup de ces activités n’impliquent pas l’utilisation ou la création de revenu. D’autres consomment ou rapportent de l’argent. La façon dont les ressources des ménages sont gérées diffère d’un groupe social à un autre, et même au sein d’un même groupe; elle est fonction des coutumes, du rang social et de nombreux autres facteurs culturels. Il peut arriver que toutes les sources de revenus soient combinées, que ces revenus proviennent de l’agriculture, du commerce ou d’autres activités professionnelles, ou encore de dons ou de transferts ou de toute autre source, et qu’ils soient utilisés comme s’ils provenaient d’une même source. Inversement, divers membres de la famille peuvent avoir la haute main sur diverses parties de ces ressources et de ces flux de revenus.

L’Encadré 1 décrit une famille rurale à Gujarat, en Inde. Cette description est suivie d’un croquis décrivant l’économie d’une famille en Zambie.

Ces deux exemples donnent une idée de la vie des familles rurales ayant accès à la terre, c’est-à-dire de dizaines de milliers de personnes à travers le monde. Les membres de ces familles sont donc pour la plupart des personnes qui travaillent dans une entreprise privée - spécialisée dans la petite production de biens et services essentiels, et dont le revenu est souvent complété par un salaire. Le marché est local. En fait, ils se font mutuellement concurrence pour la vente de produits alimentaires ou de vêtements, les soins de santé, le logement et certains produits accessoires tels que l’alcool. Autrement dit, ils opèrent sur des marchés à faible valeur monétaire et saturés. La plupart de leurs activités sont financées sur l’épargne familiale et au moyens de prêts informels. L’argent circule rapidement dans les familles, et celles-ci tendent à faire leurs achats par petites quantités, au fur et à mesure de leurs besoins.

Encadré 1
Une Famille à Gujarat[1]

Zarinaben Nurmhmd Momin est une jeune fille de 18 ans qui vit dans le village de Kulo. Elle appartient à un vaste complexe familial qui compte 15 autres membres: son père et sa mère, son frère et sa belle-soeur, ses trois soeurs, son neveu, son oncle et sa femme et ses cinq cousins.

La famille tire le gros de ses revenus de l’agriculture et de l’élevage. Elle possède 5 hectares de terres irriguées et 2 hectares de terres non irriguées. Leur bétail est composé de deux boeufs, six vaches et quatre génisses. Cela veut dire qu’ils peuvent labourer leur terre et qu’ils disposent de fumier pour la fertiliser. Ils produisent deux récoltes - du riz de mousson et du blé d’hiver sur les terres irriguées, et seulement du blé sur les terres de culture aride. Un champ est consacré au fourrage vert pour le bétail. Le travail est effectué en commun et l’exploitation est considérée comme le bien de la famill, sauf deux vaches qui appartiennent respectivement à chacun des deux couples de jeunes mariés. Ceux-ci se chargent de la vente du lait de leur vache, mais ne conservent pas pour eux le revenu qui en provient.

Le produit de toutes les sortes de travaux est mis dans la caisse commune du ménage. Zarinaben et ses soeurs tirent un revenu de leurs travaux de broderie, et la famille gagne un revenu supplémentaire en louant ses bêtes ou son matériel, ainsi que de la vente de fumier. L’argent est géré par le chef de famille. Lorsque Zarinaben ou un autre membre de la famille a besoin de quelque chose, ils en font la demande. Si cette demande est raisonnable, et si les fonds sont disponibles, elle leur est accordée. Autrement dit, la gestion des finances de la famille, bien que relevant théoriquement du père, est perçue comme une responsabilité partagée. Il appartient à chacun de s’assurer que l’argent n’est pas gaspillé.

Le diagramme de la Figure 2 résume l’éventail des activités et les flux de biens et d’argent pouvant caractériser une famille rurale. Chaque jour, il faut faire des choix sur la façon d’utiliser le temps, les ressources et l’argent. Cela est également illustré par le Tableau 1, qui indique l’ensemble des sources de revenu monétaire recensées parmi les familles d’agriculteurs de deux régions de Zambie.

Figure 1: L’économie d’un ménage en Zambie

Comment la gestion financière est-elle assurée au sein de ces ménages? Bien entendu, chaque cas est différent, mais on peut vraisemblablement dégager certains traits communs. Le premier est que les calculs sont faits par quelqu’un et les décisions sont fondées sur les conclusions de cette personne, éventuellement après discussion avec d’autres membres de la famille. Il s’agit de classer les besoins par ordre de priorité et de concilier certaines demandes concurrentes. Pour beaucoup, la principale préoccupation est de répondre aux besoins quotidiens dont dépend la survie du ménage. Cela comprend la consommation alimentaire de base, mais aussi certains intrants essentiels au maintien des activités productives. Toutes les familles sont conscientes des besoins à long terme, par exemple, de la nécessité de pourvoir aux mariages, de subvenir aux besoins des personnes âgées et de payer les frais d’enterrement, de songer aux héritiers, autant de nécessités qui rendent l’épargne très importante.

Figure 2: L’économie d’une famille rurale

Chaque individu est membre non seulement de sa famille, mais aussi d’une communauté plus large qui confère une dimension supplémentaire au processus de décision. Les structures familiales peuvent définir en tout ou en partie l’accès à la terre et aux autres ressources. Les liens familiaux impliquent des responsabilités familiales, et le pouvoir de quelqu’un dans la société est souvent fonction de sa position au sein du groupe familial.

Gillette et Uphoff (1972) soulignent l’importance de l’organisation sociale et des relations patron-client dans les communautés rurales:

Tableau 1
Sources de revenu monétaire des familles d’agriculteurs en Zambie
CULTIVATEURS DE MUMBWA ET KATETE; NOVEMBRE 1967 - OCTOBRE 1969

Revenu par source


Ventes de
produits
agricoles

Travail
indépendant

Salaires

Location
d’animaux
de trait

Ventes
d’alcool

Transfert
de
capital

Ventes
de
bétail

Cadeaux

Divers

Ramassage
de
bois

Revenu
Total

Nombre de cultivateurs tirant un revenu de cette source

226

110

157

47

182

48

155

147

79

61

239

Kwacha1 par cultivateur par an (n = 239)

102,0

50,0

37,2

18,7

14,4

9,6

9,6

3,2

2,4

1,2

248,5

Pourcentage du revenu total

41,0

20,1

15,0

7,5

5,8

3,9

3,9

1,3

1,0

0,5

100,0

Référence: R.A.J. Roberts (1972), "The Role of Money in the Development of Farming in the Mumbwa and Katete areas of Zambia".

1 1 Kwacha (K) = £Stg 0,58 (Oct 1969).

«Les types de rapports qui existent normalement au niveau du village se caractérisent par des liens multiples. Autrement dit, un homme qui s’engage dans une transaction avec un autre peut aussi être lié à ce dernier par des liens de parenté, par l’appartenance à un groupe politique, par des responsabilités d’ordre rituel ou par l’appartenance à une certaine forme d’association volontaire. L’interaction complexe de liens multiples de ce genre, et non pas seulement un calcul de profit individuel, façonne donc la transaction économique. Une personne qui occupe une place politique dominante ou un rang plus élevé au sein du groupe familial ou qui est un chef rituel, peut souvent obtenir des conditions plus favorables dans une transaction économique qu’une autre personne qui n’appartient pas à un groupe familial influent ou qui occupe un rang moins élevé dans ses autres rapports. En même temps, il faut reconnaître que le premier a certaines obligations envers le second, qu’il s’agisse de protection, d’emploi, de parrainage ou d’aide en cas d’urgence.»

Gillette et Uphoff soulignent que les responsabilités des patrons comprennent souvent la fourniture de crédit à la production ou à la consommation. Ainsi, lorsque l’insécurité est courante, l’attachement à un personnage plus puissant ou à la famille peut offrir une certaine marge de sécurité. Ils font également état de l’importance des attitudes et des valeurs dans la prise de décisions. Chaque groupe social a différentes valeurs concernant le travail et la répartition des tâches, l’emploi du temps et l’épargne, l’endettement et l’investissement, la propriété et le revenu monétaire. Les gens diffèrent en ce qui concerne les priorités qu’ils accordent à divers types de dépenses. Certains biens de consommation peuvent être jugés plus importants que l’investissement, et peuvent engendrer un surcroît de revenu. Comme le font remarquer Gillette et Uphoff, le fait de vivre selon certaines normes communautaires pour des raisons de prestige peut présenter des avantages économiques car quelqu’un qui se conforme aux obligations d’un groupe social plus élevé peut réussir à tirer certains avantages de ses rapports avec ce groupe et des relations économiques qu’il entretient avec d’autres. Autrement dit, certaines dépenses «de prestige» peuvent avoir des retombées économiques favorables pour l’individu en question. En revanche, des gains économiques substantiels peuvent susciter de la jalousie de la part des autres et entraîner des sanctions économiques ou social contre l’individu à la recherche de progrès.

Quel ensemble compliqué de facteurs à prendre en compte lorsque l’on envisage une décision financière! En quoi cette situation diffère-t-elle de celles de personnes opérant dans un contexte plus rompu aux transactions commerciales? La différence peut être une plus grande tendance, pour ces personnes, à songer aux possibilités de revenu et de profit. L’enseignement tiré d’une entière dépendance à l’égard des marchés est que l’on est obligé de calculer les coûts et les revenus de toute transaction pour assurer sa survie. Pour connaître un succès commercial continu, la plupart des chefs d’entreprise adoptent une stratégie de croissance, et ils tendent naturellement à se spécialiser dans un type d’activité qu’ils jugent plus rentable. L’argent intervient dans la plupart de leurs transactions, et il est d’autant plus important de le garder en lieu sûr et de la gérer efficacement.

Les études des ménages révèlent une différence entre hommes et femmes en ce qui concerne la stratégie d’entreprise. Les femmes tendent à accorder plus d’importance à la survie et la sécurité dans leurs stratégies, ce qui est attribué en grande partie au fait que leur principal souci est de nourrir la famille, qu’elles n’ont qu’un accès limité aux ressources et qu’elles n’ont aucun contrôle sur les revenus. Elles doivent en outre faire face à la menace d’abandon ou de divorce, qui renforce encore leur souci de sécurité. Leurs stratégies en matière d’initiative privée se caractérise donc par la diversification en petites activités non spécialisées, menées par un ou deux membres de la famille avec un minimum d’équipement. Elles doivent travailler dans le cadre des marchés généralement peu actifs caractéristiques des zones rurales, ce qui limite la quantité d’un produit donné qu’une personne peut vendre. Autrement dit, la stratégie qui convient le mieux à beaucoup de femmes consiste à diversifier leur production afin d’occuper des créneaux du marché qui peuvent présenter. Les hommes, en revanche, sont plus enclins à adopter des stratégies commerciales, axées sur la croissance. Ils ont généralement un accès plus large aux ressources et une plus grande liberté à les utiliser, et ils sont également plus libres de se déplacer et d’acheter ou de vendre sur de plus grands marchés, et ils sont protégés dans les risques qu’ils prennent par les stratégies de sécurité des autres membres de la famille.

Le Tableau 2 résume les informations recueillies lors d’entrevues avec des femmes de régions rurales de Tanzanie sur leurs activités génératrices de revenus (Tovo, 1991).

Tableau 2
Activités rémunératrices des femmes des régions rurales en Tanzanie
 

Activité rémunératrice1

Femmes interrogées

Production et vente de bière

56%

Préparation et vente d’aliments

41%

Agriculture et vente de l’excédent de produits agricoles

40%

Préparation et vente de poisson

15%

Poterie

10%

Tissage et teinture

7%

Élevage

5%

Coiffure

3%

1 Autres catégories d’activités rémunératrices menées par moins de 2 % des femmes interrogées: bâtiment et menuiserie, couture, restauration, mouture et portage.

Quatre-vingt douze pour cent des femmes interrogées avaient au moins une activité lucrative, et près des deux-tiers d’entre elles en avaient deux. Les cas de femmes qui déclaraient en avoir trois ou plus n’étaient pas rares, mais le temps consacré à la troisième ou la quatrième miradi (activité lucrative) était généralement limité. Tovo précise: «Comme certaines miradi sont fonction de produits saisonniers (par exemple, la vente de mil en excédent) et d’autres, de produits aléatoires (tels que le sucre), les femmes ont tendance à diversifier leurs activités de manière à s’assurer constamment une source de revenu.»

Le type de décisions de gestion financière est fonction des stratégies de survie. Cela a été mis en lumière lors des travaux de recherche effectués par un anthropologue de World Education au Kenya sur les facteurs influant sur le déroulement des activités économiques de divers groupes de femmes. Kane, Walsh and Nelson (1991) soulignent: «Les femmes mènent les activités de leur groupe de la même manière qu’elles mèneraient celles d’une entreprise familiale, utilisant des modes de calcul économique qui diffèrent de ceux qu’exige une entreprise pour réaliser un bénéfice et fournir des revenus réguliers à ses membres. Les ressources sont investies dans l’entreprise familiale ou en sont prélevées chaque fois que le besoin s’en fait sentir; les exigences de la consommation et diverses obligations sociales prennent le pas sur les considérations intangibles de rentabilité et de réinvestissement qui devraient régir l’entreprise.» L’Organisation World Education a tenu compte de cette réalité lorsqu’elle a élaboré des méthodes de formation, en collaboration avec l’ONG kényenne Tototo Home Industries, afin d’aider des groupements féminins à améliorer le taux de réussite de leurs entreprises. Elle a reconnu qu’il lui fallait tirer parti des éléments existants de l’expérience des femmes qui sont essentiels à une bonne gestion d’entreprise et écarter les pratiques nuisibles.

Les principaux aspects à traiter dans le cadre de la formation étaient:

Cet exemple du Kenya montre de façon indiscutable que si les populations des régions rurales ont une expérience considérable de la gestion d’entreprise, ils ne possèdent pas certaines aptitudes nécessaires à la gestion d’une activité commerciale viable. L’un des principaux problèmes a trait à la difficulté de maîtriser les flux de trésorerie. Les membres du groupe ont tendance à retirer des fonds de l’entreprise chaque fois qu’ils ont besoin d’argent, sans se soucier des effets de leurs retraits sur l’entreprise elle-même. Comme le soulignent Kane, Walsh and Nelson: "La pratique des groupes à cet égard est à l’image de ce que font les membres de leurs familles. Les produits de l’entreprise sont généralement consommés, mis en commun, distribués entre les membres de la famille ou transférés en toute liberté d’une entreprise à une autre. La contribution globale d’activités saisonnières ou intermittentes à la subsistance de la famille et au respect de ses obligations sociales est plus importante que les résultats spécifiques ou la rentabilité symbolique d’une activité quelconque. L’accumulation peut se produire et se produit effectivement dans ce contexte, mais pas d’une façon qui soit propre à l’entreprise."

Dès lors, comme on l’a indiqué précédemment, l’argent joue un rôle important dans la vie des populations, et la gestion de flux variables pose un problème de premier plan à la plupart d’entre elles. Il est nécessaire d’épargner. Souvent, il faut emprunter. Pour que des transactions directes puissent avoir lieu entre un emprunteur et un prêteur, il faut qu’il y ait rencontre entre deux personnes dont les préférences coïncident et que se crée un terrain d’entente pour la négociation d’un accord ou d’un contrat. À moins qu’une telle recontre ne se produise par accident ou avec des parents ou amis immédiats, il doit y avoir recherche, accompagnée de coûts de transaction, pour trouver et rencontrer une autre personne désireuse de conclure un accord de prêt ou d’emprunt et négocier un tel accord avec elle. Autrement dit, il y a un créneau sur le marché pour l’action d’intermédiaires ou de courtiers pour la conclusion de contrats financiers. Ces agents peuvent fournir et traiter l’information et évaluer les chances que l’emprunteur fasse ce que l’on attend de lui à une date ultérieure donnée. C’est ce que l’on appelle le processus d’intermédiation financière. En quelque sorte, c’est la conclusion de contrats entre individus qui voient un avantage à échanger des ressources. Ces intermédiaires peuvent aller encore plus loin et établir pour des prêteurs des contrats qui diffèrent de ceux qu’ils établissent pour des emprunteurs. Ce faisant, ils doivent concilier les préférences et les préoccupations des clients, et surmonter les coûts et les risques que cela comporte.

D’après K.P. Padmanabhan (1988), au fil des siècles, c’est l’apparition de nouveaux instruments financiers qui a facilité le développement du commerce et des échanges. "En effet, la croissance économique doit beaucoup à l’argent, aux dépôts, aux prêts et à l’intermédiation financière." Et il souligne l’importance des marchés financiers ruraux pour le développement rural: "Le marché financier rural d’un pays est constitué de tous ceux qui participent au processus d’intermédiation financière rurale. Il comprend les institutions formelles, telles que banques commerciales, banques de développement, coopératives, etc. et les institutions du secteur non structuré, telles que les prêteurs et toutes les familles rurales qui apportent un excédent de fonds à prêter ou qui empruntent. La notion de marché financier rural englobe toutes les formes de relations entre acheteurs et vendeurs d’avoirs financiers qui sont actifs dans les économies rurales. ... Ces relations se manifestent sous la forme d’emprunts, de prêts et de transferts de propriété d’avoirs financiers tels que créances et titres de propriété. ... L’intermédiation financière comprend la mise en commun, le transfert et le fractionnement des ces avoirs dans le temps, dans l’espace et entre personnes. ... Son utilité augmente rapidement à mesure que la famille rurales commencent à se spécialiser dans leur production, à diversifier leur consommation et à effectuer de gros investissements."

Les services financiers qui permettent aux gens de garder, d’emprunter ou de transférer des fonds plus efficacement sont tout aussi essentiels pour ceux qui ont très peu de ressources que pour les riches.

"Lorsque des services financiers sont offerts, les pauvres les utilisent s’ils le peuvent. Lorsque ces services n’exisent pas, ils organisent leurs propres services. Souvent, ils sont dans une situation où ils peuvent faire les deux. Ils sont prêts à payer chèrement ces services, ce qui montre clairement combient ils les apprécient. Les pauvres qui ne disposent pas d’une caisse d’épargne acceptent parfois d’effectuer de petits dépôts assortis d’un taux d’intérêt négatif à seule fin de confier leur argent à des particuliers qui leur offrent de prendre leur argent en dépôt. Ils consentent également à payer des taux d’intérêt élevés à de petits prêteurs qui leur permettent d’emprunter par la suite le montant futur de leur épargne familiale à titre de prêt d’un montant forfaitaire." (Rutherford, 1996)

Rutherford fait valoir que les services financiers qui permettent aux gens d’amasser des sommes considérables sont particulièrement importants pour les pauvres. Il ajoute que ces services entrent dans deux grandes catégories:

1. Ceux qui permettent d’accumuler des sommes importantes en renonçant à certains revenus:

2. Ceux qui permettent de convertir et de reconvertir des avoirs en sommes forfaitaires et vice versa.

Il existe de nombreux exemples de services financiers conçus et gérés par les gens eux-mêmes. Les plus courants de tous sont les petits prêts entre familles voisines ou apparentées, où au remboursement peut être substituée l’obligation de rendre ultérieurement la pareille. Parfois, cette forme de prêts réciproques est étendue à plusieurs membres de la communauté ou à tous. Les tontines (Rotating savings and credit associations ou ROSCA) sont un mécanisme très courant permettant de collecter la petite épargne de plusieurs per- sonnes, puis de la convertir en une somme forfaitaire prêtée à une seule personne à la fois.

Ces mécanismes informels sont utilisés principalement pour surmonter les problèmes de liquidité à court ou moyen terme de la famille. Quiconque est accepté par la communauté ou le groupe social peut participer. Pour devenir membre d’une tontine ou d’un club d’épargnants, il suffit d’accepter les règles de l’association et de s’y conformer, et de s’imposer l’auto-discipline d’apporter les contributions hebdomadaires, mensuelles ou saisonnières requises. Il n’y a pas lieu d’évaluer la rentabilité ou sa capacité de remboursement ni de présenter de dossier pour participer.

Le recours à des services financiers informels offerts par des particuliers cherchant à tirer un profit de leurs activités ne nécessite pas la présentation de plans ou d’une description de sa situation financière. Il est toutefois courant que quelqu’un qui est accepté comme client d’un prestataire de ce type de service financier soit connu de celui-ci, surtout s’il s’agit d’un prêt. L’Encadré 2, qui est emprunté à Rutherford (1996), décrit certains prêteurs semi-professionnels types au Viet Nam.

Pour recourir à ce type de service financier, les gens n’ont pas à changer d’activité ou de mode de vie. Il leur suffit d’être connus et d’avoir une réputation de solvabilité qui rassure le prêteur. Pour pouvoir faire usage de ces services de prêt sur gage, il suffit d’avoir un bien ou un article qui puisse servir de garantie au prêt. Les prêteurs sur gages ne demandent même pas à avoir une bonne connaissance du client.

Encadré 2
Prêteurs ruraux au Viet Nam

M. et Mme Li ont une échoppe et une activité de prêt (gérée par Mme Li) dans un village d’une région montagneuse du Nord du Viet Nam. D’après Mme Li, six personnes prêtent de l’argent dans le village pour en tirer un bénéfice. Ce sont pour la plupart des fonctionnaires retraités qui reçoivent une pension ou de petits commerçants comme eux-mêmes. Ils prennent tous 6 % d’intérêt mensuel et ne prêtent que dans leur propre village ou dans les villages voisins dont ils ont une connaissance approfondie de la situation. Ils limitent leurs prêts à un maximum de 3 millions de dong (environ $300), même aux ménages perçus comme fiables et prospères, afin de diluer leurs risques. Ces plafonds de prêt sont pratiqués par tous les prêteurs locaux

Les services financiers informels sont essentiels à la vie de beaucoup de pauvres de beaucoup de pays. Y a-t-il une raison quelconque qu’ils préfèrent recourir à des services financiers formels? Plusieurs facteurs ont leur importance, notamment:

Lors d’une interview, Mme Li (voir Encadré 2) a déclaré qu’un paysan vietnamien qui voudrait aménager et peupler un étang de pisciculture d’un coût d’environ 10 ou 12 millions de dong en recourant à l’emprunt devrait emprunter à trois ou quatre sources pour obtenir suffisamment de fonds. Parmi ces sources devrait probablement figurer une institution publique formelle telle que la banque de crédit agricole en même temps qu’à un ou plusieurs prêteurs. La question clé est de savoir si cet emprunteur pourrait ou non obtenir un prêt de la banque de développement agricole.

Les prestataires de services financiers du secteur formel sont réglementés et agréés. La plupart d’entre eux sont des entreprises qui cherchent à limiter le plus possible les risques et à maximiser les bénéfices. Leur principal souci est de limiter les coûts et de développer leurs opérations de prêt. Cela est plus facile en milieu urbain, et nombre de banques hésitent à s’engager dans les régions rurales. Il est clair qu’il existe un marché pour les services financiers dans les zones rurales et à l’intention des familles les plus pauvres. Qu’est-ce qui pourrait inciter les prestataires du secteur formel à se lancer?

Certaines choses ne peuvent changer: tel est le cas de la distance et de la vulnérabilité de l’agriculture au climat et aux caprices de la nature. En revanche, d’autres peuvent se prêter à une action: la prise de conscience des possibilités offertes, l’aptitude des populations à analyser les diverses options, leur sensibilité à la notion de rentabilité, leur aptitude à la planification, à prendre les décisions en matière de dépenses, à expliquer et à justifier leurs plans et à remplir des formulaires et tenir des comptes, et ainsi de suite. Dans le prochain chapitre, nous examinerons certaines mesures à prendre pour aider les populations à améliorer leurs aptitudes à la gestion financière et pour leur permettre de s’assurer un meilleur accès à un plus large éventail de services financiers.


[1] Extrait de "Poverty Alleviation for Rural Women", G. Griffith 1994 Avebury.

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