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Réduction de la pauvreté
et de l'insécurité
alimentaire: les arbitrages politiques

INTRODUCTION

Les sections précédentes sont consacrées à divers aspects technologiques et socioéconomiques de l'agriculture, du développement rural et de la sécurité alimentaire, envisagés dans une perspective historique. Le tableau qui s'en dégage fait apparaître des succès remarquables sur le plan de l'accroissement de la production et de la productivité agricoles et une nette amélioration de la sécurité alimentaire pour une grande partie de l'humanité. Malheureusement, une proportion importante de la population de la planète continue à souffrir de la pauvreté et de l'insécurité alimentaire. La présente section complète l'analyse historique contenue dans les pages qui précèdent par une étude des facteurs relevant de l'économique politique et de la gouvernance qui, loin de remédier à ces situations de pauvreté et d'insécurité alimentaire, contribuent à les perpétuer.

La principale question d'économie politique qui se pose est celle-ci: pourquoi les voies qui permettraient d'échapper à la pauvreté sont-elles si souvent bloquées? Il importe d'identifier les mécanismes politiques et institutionnels qui perpétuent la pauvreté et de tirer les enseignements que peuvent nous offrir ceux des pays les moins avancés qui ont réussi à supprimer les obstacles afin d'examiner dans leur contexte les possibilités de reproduire ces exemples. Le propos de cette brève section est plutôt d'analyser les concepts que de proposer des descriptions ou des prescriptions détaillées.

Il existe aujourd'hui une vaste littérature sur les processus qui déclenchent l'engrenage de la pauvreté. Le débat n'est toutefois plus axé sur les engrenages démographiques de type malthusien, ni sur les engrenages physiologiques qui font que la sous-alimentation se reproduit automatiquement du fait qu'elle réduit la capacité de travail, mais plutôt sur les défaillances des marchés du crédit et de l'assurance. Ces imperfections - et les stratégies privées généralement coûteuses d'adaptation à ces imperfections - créent des contraintes financières qui ne laissent aux pauvres pratiquement aucune marge pour accroître l'échelle de leur production, acheter ou louer des terres et des équipements, entreprendre des projets ou des métiers à haut risque et à forte rentabilité, éviter les stratégies à courte vue et investir dans la formation de capital humain et matériel pour accroître la productivité.

DÉFAILLANCES DE LA COORDINATION

Les engrenages qui empêchent de sortir d'une situation d'équilibre à un bas niveau donnent à penser qu'il existe quelque part une défaillance de la coordination. Cela implique des défaillances des divers mécanismes de coordination de la société sur le plan du marché, de l'État ou des institutions communautaires locales. Les défaillances sur ces trois plans sont généralement interdépendantes. Ainsi, les défaillances du marché du crédit sont un facteur crucial pour comprendre l'origine et la perpétuation de la pauvreté, mais les tentatives qui ont été faites dans les pays pauvres pour y remédier au moyen de divers programmes de subvention du crédit ont échoué à cause des défaillances des politiques et des modes de gouvernance. C'est ce qu'illustrent les résultats mitigés du Programme indien de développement rural intégré, qui est un des plus vastes programmes de crédit jamais mis en place pour aider les ruraux pauvres à créer des actifs.

FAO/16961/KNIGHT

Le piège de la pauvreté L'absence de coordination entre
les marchés, les gouvernements et les institutions
locales empêche de sortir du piège de la
pauvreté

- FAO/16961/KNIGHT

L'expérience des programmes de crédit rural subventionné en Amérique latine est tout aussi décevante1. Le crédit subventionné destiné aux pauvres est souvent accaparé par des agriculteurs et des entrepreneurs relativement riches. Le crédit administré par des offices publics ou semi-publics érode l'incitation à investir avec prudence et à rembourser ponctuellement et il devient souvent plus important d'avoir des relations politiques pour obtenir des remises de dette et des situations de rente que d'investir de façon responsable. Il y a là aussi une défaillance des institutions locales: trop souvent, les organisations communautaires, qui connaissent le milieu local et pourraient remédier au manque de moyens d'exécution et à l'information imparfaite qui caractérisent les organismes publics de crédit, restent à l'écart. Les exemples de succès relatifs tels que celui de la Banque Grameen au Bangladesh et de l'Association des travailleuses indépendantes (Self-Employed Women's Association, SEWA) au Gujarat, en Inde, sont encore trop rares. La SEWA est une organisation d'entraide des femmes pauvres qui compte aujourd'hui plus de 200 000 membres. La Banque Grameen a pour vocation d'être accessible aux femmes les plus pauvres et les plus vulnérables. Entre 1985 et 1996, elle a affiché un taux ajusté de recouvrement de 92 pour cent, avec un taux d'intérêt de 10 pour cent et une subvention de 11 pour cent2.

Dans les pays en développement, des groupements d'intérêts riches et puissants obtiennent souvent les subventions destinées aux pauvres.

D'après les résultats d'une enquête sur échantillon longitudinal effectuée dans deux villages du nord-ouest du Bangladesh, Amin, Rai et Topa3 montrent de façon tout à fait convaincante que le crédit subventionné de la Banque Grameen et d'autres programmes de microcrédit parvient efficacement aux emprunteurs pauvres et vulnérables. Les mécanismes d'autosélection utilisés, par exemple la modicité des prêts offerts, l'obligation faite aux bénéficiaires de se présenter toutes les semaines et le montant modeste des subventions, ont peut-être dissuadé les riches de participer à ces programmes et d'en détourner les fonds à leur profit. Mais comme le fait observer Morduch4, le mouvement mondial de microcrédit n'a pas encore vraiment pénétré dans les zones où l'agriculture est la principale activité des emprunteurs.

Le microcrédit recourt à des processus participatifs permettant de garantir que les groupes cibles soient les seuls bénéficiaires.

Les défaillances du marché de l'assurance, s'ajoutant à celles du marché du crédit (et qui tiennent à des problèmes d'information analogues), rendent les pauvres extrêmement vulnérables aux chocs temporaires (fluctuations du climat ou des prix du marché, maladies, infestations de ravageurs, etc.). L'alternance entre pauvreté et relatif bien-être est parfois aussi répandue que la pauvreté chronique. Des données relevées par l'Institut international de recherche sur les cultures des zones tropicales semi-arides (ICRISAT) dans six villages indiens entre 1975 et 1983 montrent qu'en année typique, la moitié de la population est pauvre, mais que 19 pour cent de la population est pauvre tous les ans. À la suite d'une enquête longitudinale effectuée en Chine rurale entre 1985 et 1990, Jalan et Ravallion5 ont constaté que pour 37 pour cent des ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté, cette pauvreté était épisodique (la pauvreté épisodique étant définie par des chutes temporaires de la consommation).

Les populations pauvres utilisent des stratégies de revenu peu rentables pour réduire la vulnérabilité.

Assaillis de risques de toutes sortes, les pauvres essaient d'appliquer des stratégies préventives de gestion des risques (diversification des cultures, utilisation de variétés à bas rendement mais résistantes à la sécheresse, irrigation protectrice, métayage, migration de membres de la famille, etc.) ou des stratégies d'adaptation ex post permettant un lissage de la consommation (désépargne, ventes d'actifs, emprunts à des parents et à d'autres prêteurs informels, envoi des migrants, retrait des enfants de l'école, etc.). Mais ces stratégies sont souvent coûteuses et inefficaces. Par exemple, Morduch (1990)6 montre, à partir de données relevées en Inde par l'ICRISAT, que les ménages les plus vulnérables aux baisses soudaines de revenus consacrent une beaucoup plus faible proportion de leurs terres à des variétés à haut rendement comportant des risques que les ménages moins vulnérables. Ainsi, l'aversion du risque est un facteur de bas rendements et perpétue donc la pauvreté7. Des tentatives informelles de mise en commun des risques au niveau local se sont révélées insuffisantes, surtout lorsqu'il existe aux niveaux du village et de la région des risques systémiques et covariants. En général, le manque de moyens d'exécution et l'imperfection de l'information qui caractérisent les opérations d'assurance et de crédit rendent vains les efforts que font les ménages pauvres pour protéger leur consommation contre les baisses brutales de revenus.

Certains programmes de microcrédit, tels que la Caisse villageoise d'épargne et de crédit den Bangh au Burkina Faso, la SEWA en Inde, la Banque Grameen et le programme BARC au Bangladesh, fournissent explicitement un accès simultané au crédit et à l'assurance. Les défauts de paiement des femmes pauvres membres de la SEWA ont beaucoup diminué depuis qu'il leur est fourni une assurance maladie et risques divers. Pour diversifier ses propres risques, la Banque de la SEWA a maintenant établi un mécanisme de contrats d'assurance collectifs avec une grande compagnie d'assurance publique. Les mécanismes mixtes associant organismes d'État et organisations communautaires atténuent les différents types de problèmes d'information et réduisent les risques pour les deux types d'organisations: par exemple, l'organisation communautaire locale peut fournir un service collectif d'appréciation des candidats et de suivi, tandis que l'organisation d'État peut couvrir les risques covariants. De tels mécanismes sont essentiels pour établir des programmes viables de crédit et d'assurance à l'intention des pauvres, mais il en existe jusqu'ici trop peu dans les pays en développement.

INTERVENTION PUBLIQUE POUR RÉDUIRE L'INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE

Un des principaux moyens auxquels les gouvernements de certains pays ont eu recours pour essayer de réduire l'insécurité alimentaire est d'offrir des aliments subventionnés dans des centres publics agréés de distribution. Ainsi, l'Inde a un vaste programme public de distribution d'aliments dans des magasins à prix réduits. Ce programme, auquel est consacrée une partie importante de l'enveloppe des subventions publiques, est très coûteux: on estime que 72 pour cent de la subvention est absorbée par les frais généraux, l'entreposage, le fret, les intérêts, etc., et que seule une proportion minime des ruraux pauvres du pays en bénéficie8.

Les programmes de travaux publics offrant des emplois peu payés à tous ceux qui le veulent sont une façon beaucoup plus économique d'atteindre les pauvres (en particulier les adultes non handicapés). C'est ce que fait par exemple le Programme de garantie de l'emploi de l'État du Maharashtra en Inde. Étant donné le caractère autosélectif de ce programme (il n'attire que les pauvres, particulièrement en période de soudure), l'accaparement des avantages par d'autres que les pauvres est relativement limité (il n'est toutefois pas impossible que certains fonds soient détournés vers des entrepreneurs aisés au moyen de faux états de paie). Une étude comparative effectuée par Guhan9 du rapport coût-efficacité du Programme de garantie de l'emploi par rapport au programme public de distribution de vivres en Inde indique que le premier coûte deux fois moins cher que le deuxième (même si l'on tient compte du coût d'opportunité pour les participants). En outre, le Programme de garantie de l'emploi produit des avantages accessoires, notamment la création d'actifs (routes, équipement hydraulique, etc.) et améliore le pouvoir de négociation des paysans sur le marché de la main-d'œuvre agricole. D'autres études visant à déterminer le rapport coût-efficacité de divers programmes de lutte contre la pauvreté en Inde - par exemple Radhakrishna et al. (1997)10 et Dev (1998)11 - montrent que chaque roupie transférée aux pauvres coûte 5,37 roupies dans le système public de distribution de vivres, 2,28 roupies dans le Programme panindien de travaux publics (le JRY) et 1,87 roupie dans le Programme de garantie de l'emploi du Maharashtra.

Les mesures prises par les gouvernements pour lutter contre la pauvreté à caractère provisoire sont différentes de celles qui visent à assurer un revenu durable à long terme.

Bien sûr, des programmes tels que celui du Maharashtra sont beaucoup plus efficaces pour soulager les phénomènes de pauvreté épisodique et empêcher les salaires agricoles de tomber en dessous d'un certain niveau que pour améliorer les compétences, la durabilité des revenus ou l'autonomie. Pour ces derniers objectifs, l'emploi indépendant dans l'agriculture ou l'artisanat est une meilleure option. En ce qui concerne l'emploi indépendant, ceux qui accusent les défaillances du marché font valoir le manque de crédit, de filières de commercialisation et d'infrastructures matérielles (routes ou électrification, par exemple) tandis que ceux qui accusent les défaillances de l'État lui reprochent les réglementation tatillonnes et les interventions sur les prix. Ces derniers font aussi valoir que le prix beaucoup trop bas d'intrants rares tels que le capital, l'énergie, l'eau et les ressources naturelles incite souvent à adopter des projets à forte intensité de capital et agressifs pour l'environnement, qui en définitive nuisent aux pauvres. De plus, les subventions que nécessite cette politique absorbent des fonds publics qui auraient pu être investis beaucoup plus utilement dans l'infrastructure ou dans des projets publics au profit du secteur agricole. Pour certains, les problèmes sont dus aux défaillances des infrastructures locales: ils font observer que la persistance de technologies inadéquates et la perte par les pauvres de leur accès traditionnel aux ressources naturelles résultent souvent du fait que les décisions prises au loin, à l'échelon central, ne sont pas sensibles aux connaissances locales concernant les méthodes de production, les mécanismes traditionnels et les particularismes locaux.

FONCTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DE L'ÉTAT

Il est aujourd'hui généralement reconnu que même si l'État intervient souvent lourdement dans des domaines dans lesquels sa performance est habituellement médiocre (par exemple dans certains secteurs de la production manufacturière ou du commerce, notamment en commercialisant les céréales vivrières et en réglementant leur prix12), il arrive aussi trop souvent qu'il ne joue pas le rôle important qui devrait être le sien (par exemple dans l'éducation de base, la recherche et la vulgarisation, la santé publique, l'assainissement et les équipements routiers). En particulier, le progrès technologique de l'agriculture est freiné dans de nombreux pays par le déclin de l'investissement public dans la recherche-développement tandis que les investissements antérieurs dans le secteur agricole se dégradent faute de nouvelles injections de fonds dans l'entretien et la réparation des réseaux d'irrigation et de drainage et des routes rurales et dans la prévention de l'érosion. En Afrique, la recherche agronomique ciblée en vue de développer des technologies adaptées aux besoins locaux laisse terriblement à désirer. En Chine, des projections récentes de l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) suggèrent que chaque yuan renminbi investi dans la recherche et l'irrigation au cours des décennies à venir pouvait rapporter entre 3,6 et 4,8 yuans.

L'absence de soutien aux biens et aux infrastructures publics a ralenti les progrès technologiques de l'agriculture.

Ceux pour qui le rôle des institutions locales est déterminant font valoir que des administrations locales responsables devant les populations locales peuvent considérablement améliorer le ciblage et le rapport coût-efficacité de la fourniture des biens et services publics. Un exemple classique est celui de l'absentéisme des enseignants salariés dans les écoles publiques villageoises et des médecins dans les dispensaires ruraux publics - cet absentéisme serait peut-être moins important si enseignants et médecins étaient responsables devant les conseils villageois locaux et dépendaient d'eux pour une partie de leur rémunération. Le même raisonnement s'applique à la responsabilité devant les agriculteurs locaux de fonctionnaires tels que les vulgarisateurs, les ingénieurs hydrauliciens et aiguadiers et les vétérinaires.

L'obligation de rendre des comptes incite généralement à faire preuve de responsabilité dans la prise de décisions et dans leur exécution, ce qui contribue à améliorer la qualité et le rapport coût-efficacité, comme le prouvent certains exemples ici et là. Le Rapport sur le développement mondial 199413 en cite aussi plusieurs exemples dans le domaine de l'infrastructure. Au Mexique, dans le cadre du projet de fonds municipaux mis en place en 1990, des comités communautaires (Comites de Solidaridad) gèrent les investissements ruraux dans des infrastructures simples telles que petits réseaux d'adduction d'eau, routes rurales, ponts et écoles. On a constaté que souvent, ces projets coûtent moitié moins ou un tiers de moins que des projets analogues gérés par des organismes d'État ou fédéraux. Les données de la Banque mondiale concernant 42 pays montrent que, quand l'entretien des routes est décentralisé, il y a moins de retards et l'état des routes est meilleur. Les données concernant un groupe de pays en développement indiquent que dans les projets d'hydraulique financés par la Banque mondiale, le coût de l'eau par habitant est quatre fois plus élevé dans les systèmes centralisés que dans les systèmes décentralisés. Dans une étude économétrique portant sur 121 projets d'adduction d'eau en milieu rural dans 49 pays, Isham, Narayan, et Pritchett14 montrent que sept projets sur 10 réussissent quand les bénéficiaires visés participent activement au choix et à la conception du projet, mais un sur 10 seulement quand ils n'y participent pas.

FAO/17418/H. WAGNER

Les membres d'un comité villageois examinent des
mesures antiérosion dans un champ de maïs
Le capital
social local est le résultat du passage d'une intervention
massive de l'État à une meilleure gestion locale des
ressources

- FAO/17418/H. WAGNER

Pour améliorer l'efficacité, l'investissement public dans le secteur agricole tend désormais à miser moins sur les grands barrages (qui ont souvent pour corollaire des déplacements massifs de population, des dégâts environnementaux, l'engorgement et la salinité des sols et des systèmes arbitraires de gestion des eaux entre les mains d'une bureaucratie corrompue et lointaine) pour privilégier l'amélioration de la gestion locale des réseaux d'irrigation existants ainsi que les petits projets d'irrigation communautaires ou gérés à l'échelle communautaire. Comparant le mode d'opération de la bureaucratie administrant l'irrigation par canal en République de Corée et en Inde, Wade15 a constaté que dans le premier pays, cette bureaucratie est plus sensible aux besoins des agriculteurs locaux et donc plus efficace. En Inde, l'administration des canaux relève de vastes hiérarchies centralisées auxquelles sont dévolues toutes les fonctions (les fonctions d'entretien et d'exploitation aussi bien que les fonctions de conception et de construction). Leurs modes de fonctionnement (y compris les règles applicables à la promotion et au transfert des fonctionnaires, les règles visant à réduire les collusions entre aiguadiers et agriculteurs locaux, le recours fréquent à des méthodes de gestion et de supervision fondées sur l'absence de confiance) ainsi que leurs modes de financement (le budget du département de l'irrigation est pour l'essentiel financé à fond perdu par le budget public) sont totalement insensibles à la nécessité de développer et d'utiliser le capital social local?). Au contraire, en République de Corée, les tâches d'exécution et les tâches courantes d'entretien relèvent d'organismes distincts de ceux qui sont chargés des fonctions de décision et de conception technique, les associations d'amélioration des terres agricoles (une par bassin versant) dont le personnel est constitué par des agriculteurs locaux choisis par les chefs de village et travaillant à temps partiel. Ces agriculteurs connaissent les conditions locales et leur évolution; ils savent que leurs traitements et le budget de fonctionnement dépendent des redevances d'utilisation payées par les agriculteurs et ils s'appuient constamment sur des rapports de confiance au niveau local.

La participation locale aux projets accroît sensiblement leurs chances de succès.

De même, dans les programmes publics de transferts sociaux et de filets de sécurité, la responsabilité locale est considérée importante pour réduire le coulage (qu'il s'agisse des détournements par d'autres que les groupes cibles ou de l'exclusion de certains membres du groupe cible). La littérature sur le ciblage souligne les aspects administratifs et incitatifs des interventions ciblées, mais certaines études d'économie politique donnent à penser que, quand pour réduire le coulage, on remplace un programme universel à un programme plus précisément ciblé sur la lutte contre la pauvreté, on risque d'éroder sérieusement la popularité politique du programme et d'aggraver encore la situation des pauvres. On peut citer à cet égard les programmes de subvention des vivres en Sri Lanka et en Colombie, où le resserrement du ciblage a été suivi d'une restriction globale des prestations.

Des alliances sont nécessaires entre les différents groupes dans un pays pour mobiliser un soutien politique en faveur des programmes de réduction de la pauvreté.

En ce qui concerne le soutien politique pour les programmes de dépaupérisation, on reconnaît en général que les pauvres ne sont généralement pas assez bien organisés pour mobiliser des pressions politiques et qu'ils ont besoin de s'allier explicitement ou implicitement à d'autres groupes sociaux. Une grande astuce politique est souvent nécessaire pour convaincre les contribuables riches de consentir des sacrifices à court terme pour financer des programmes de lutte contre la pauvreté dont les externalités positives à plus long terme seront aussi avantageuses pour eux (réduction de la criminalité, de la misère flagrante et de la mendicité, populations et main-d'_uvre plus instruites et en meilleure santé, accroissement de la demande du produit de l'activité économique, etc.). Les politiques associant la croissance à la redistribution (c'est-à-dire celles qui permettent de partager plutôt le surcroît de richesse que de partager ce qui existe déjà) réduisent l'opposition contre les programmes de dépaupérisation. En général, les démocraties fournissent un environnement où il est plus facile de mobiliser un appui pour ces programmes (la comparaison16 entre pays semble indiquer que, toutes choses égales d'ailleurs, il y a une corrélation positive entre la démocratie et les indicateurs du développement humain). D'une façon plus générale, ces programmes ont plus de chances d'atteindre les bénéficiaires visés dans des régimes dont les institutions sont caractérisées par la transparence et la responsabilité.

Outre l'effet d'un système de responsabilité locale sur la qualité des services fournis par le secteur public, on notera que, quand une organisation communautaire peut compter sur la fidélité de ses adhérents et sur des structures bien développées pour transmettre parmi les membres des normes et des informations, elle est beaucoup mieux à même de gérer les biens communs (forêts, parcours, pêcheries et petits ouvrages d'hydraulique agricole). Or ces biens communs sont essentiels aux ruraux pauvres pour vivre au jour le jour et ils constituent pour eux une assurance, une sorte de réserve de nourriture et de fourrage utilisable en cas de mauvaise campagne agricole. Il existe plusieurs exemples bien documentés de gestion communautaire autonome efficace des biens communs dans différentes régions du monde - voir Ostrom17, Tang18, Baland et Platteau19 et Lam20.

Il y a toutefois aussi de nombreux cas de défaillance de la coopération pour la gestion des ressources communes dans les pays en développement, et il s'instaure alors un régime anarchique dans lequel chacun cherche à tout prix à s'approprier les ressources. L'érosion graduelle des biens communs locaux - amenuisement des forêts et des parcours, envasement et toxicité croissante des cours et plans d'eau, épuisement des nappes phréatiques, érosion du sol et désertification - a rendu, dans bien des régions du monde, la vie des ruraux pauvres encore plus précaire et misérable; cette forme d'appauvrissement n'est pas toujours reflétée dans les estimations classiques de la pauvreté qui sont fondées sur le chiffre des dépenses privées de consommation. Dans beaucoup de pays, il existe une longue tradition de gestion équilibrée des ressources dans le cadre de mécanismes communautaires très informels.

L'amenuisement des biens communs n'a commencé que dans le sillage des grandes mutations démographiques et institutionnelles des dernières décennies; il a souvent été accéléré par l'appropriation commerciale ou bureaucratique des ressources communes au mépris des droits historiques traditionnels des communautés locales. Le rétablissement du pouvoir de ces communautés pourrait permettre de mieux assurer la gestion, la conservation et l'entretien de ces ressources. Dans certains cas, par exemple pour la protection et la régénération des forêts et la valorisation des terres en friche en Inde, on cite des exemples réussis de gestion conjointe par l'État et par la communauté locale, cette dernière assumant des responsabilités majeures.

L'État a un rôle essentiel de catalyseur de la participation publique et des prises de décisions.

DÉFINITION DU RÔLE DE L'ÉTAT

On voit d'après ce qui précède que l'opposition classique entre l'État et le marché est trop simple et qu'il faut désormais une théorie plus nuancée de l'État. D'un côté, il faudrait prendre acte des facteurs qui limitent l'efficacité de l'État en tant que structure de gouvernance économique, par exemple le fait que l'État n'ait pas accès à l'information locale, qu'il ne soit pas responsable à l'échelon local et qu'il soit moins bien protégé contre les processus de recherche de rente, qui sont une source de gaspillage. De l'autre côté, l'État ne doit pas être réduit au rôle minimal dans lequel veut le confiner le libéralisme classique; l'État, au contraire, doit jouer un rôle activiste (fût-ce seulement un rôle de «catalyseur») en créant les conditions favorables à la mobilisation des populations pour un développement participatif local; en fournissant en amont un appui consistant à amorcer les financements locaux et à couvrir les risques (tout en évitant toutefois le risque moral connexe d'encourager la dépendance); en fournissant des services techniques et professionnels pour renforcer les capacités locales (notamment en matière de comptabilité et de tenue de livres); en surveillant le respect des normes de qualité des services, de l'évaluation et de l'audit; en investissant dans de grandes infrastructures; et en assurant une certaine coordination face aux externalités21 qui débordent du niveau purement local. C'est là une tâche complexe mais indispensable qui incombe à tout État, mais dont les partisans de la décentralisation ne comprennent souvent pas toute l'importance.

Les partisans de la décentralisation ne tiennent pas non plus toujours compte du fait que des problèmes conflictuels de distribution entravent gravement la plupart des programmes de gouvernance décentralisée. Dans les zones de grande inégalité sociale et économique, il arrive que les élites locales s'emparent des instances de pouvoir local, de sorte que les groupes faibles sont à leur merci et exposés sans protection à toutes leurs exactions. Le gouvernement central peut aussi être accaparé, mais divers facteurs amortissent les effets de cet accaparement. Par exemple, comme l'organisation de groupes de résistance ou de pression entraîne certains coûts fixes, les pauvres peuvent s'organiser plus efficacement au niveau national qu'au niveau local, en mettant leurs moyens en commun. De même, pour diverses raisons, la collusion entre les élites peut être plus difficile. Les politiques sont moins monolithiques et représentent souvent un compromis entre les programmes de différents partis; enfin l'accaparement du pouvoir est plus médiatisé qu'il ne le serait à l'échelon local. Quand les pouvoirs locaux sont accaparés par les puissants et les riches, il n'est pas rare que les groupes ainsi oppressés en appellent aux autorités supérieures et leur demandent une protection et des mesures correctives. Dans les pays pauvres, quand l'État intervient de loin dans une zone isolée, c'est en général sur demande et non par le fait du principe. En définitive, la tendance de l'élite à s'approprier les instances locales de pouvoir et à les utiliser dans leur propre intérêt ne peut être contrée que dans la mesure où des mécanismes de responsabilité et des institutions locales de transparence et de démocratie prennent racine (et dans la mesure où l'expérience de l'autogestion acquise par les pauvres, par exemple dans les coopératives, les syndicats ou d'autres organisations sociales et politiques rurales, commence à se propager d'une activité à l'autre).

Les organisations communautaires et locales (non gouvernementales) rencontrent manifestement le même problème dans la gestion des biens communs. Par exemple, dans certains pays, la fragmentation sociale extrême rend la coopération pour le renforcement des institutions communautaires beaucoup plus difficile que dans des pays socialement plus homogènes. Un des effets accessoires bénéfiques de la réforme agraire, qui est souvent sous-estimé dans l'analyse économique, est qu'en modifiant les structures politiques locales au niveau du village, la réforme permet aux pauvres de mieux se faire entendre et les incite à participer aux institutions locales autogérées et à la gestion des biens communs locaux.

GOUVERNANCE

Pourquoi les progrès de la lutte contre la pauvreté et l'insécurité alimentaire ont-ils, ces dernières décennies, été plus lents dans certaines régions que dans d'autres? Le rapport entre la gouvernance au niveau national et au niveau local est un élément d'explication important. C'est là une question complexe, et il est difficile d'y répondre de façon satisfaisante. On n'en traitera ici qu'un aspect général: alors que la littérature récente souligne l'importance de la géographie et du climat, des sécheresses et de la maladie, et de l'instabilité et la dégradation des termes de l'échange pour les pays dont l'économie repose sur l'exportation des produits de base, elle est beaucoup moins prolixe sur la question de la gouvernance qui peut pourtant aussi être déterminante. On pourrait objecter que, d'une façon générale, il ne semble pas que les pays où la croissance a été la plus lente soient ceux où les interventions de l'État soient les plus lourdes. Mais la qualité des interventions est plus importante que leur quantité. Dans certains pays, la qualité de la gouvernance s'est directement ressentie du déferlement des conflits ethniques et des guerres civiles. Dans un contexte de gouvernements faibles et fragmentés (même en régime autoritaire), l'État ne fait pas toujours respecter la loi et le droit de propriété qui constituent le fondement minimum d'une économie de marché. Le problème des régions où la croissance est lente peut tenir en grande partie à l'insuffisante capacité de l'État et au manque d'intégration sociale sur le territoire national, le clivage entre l'État et la société civile ou les communautés étant particulièrement marqué.

Dans ces circonstances, dans les régimes décentralisés dans lesquels le pouvoir est entre les mains des groupes ethniques ou des régions dominants, la décentralisation sous forme de dévolution de pouvoir aux unités et communautés locales et de responsabilité des agents des services publics devant la population locale est essentielle pour désamorcer les tensions ethniques qui ont souvent leur origine dans la crainte des groupes et des régions minoritaires de faire l'objet de discrimination et d'exclusion. Un système comportant des contre-pouvoirs permettant d'éviter les abus et l'arbitraire au détriment des minorités et une ample autonomie politique et économique régionale peut beaucoup faciliter l'établissement d'institutions fondées sur la confiance et l'engagement. Pressés de réduire les déficits budgétaires structurels dans le cadre des programmes d'ajustement structurel, les gouvernements essaient souvent de se décharger de la responsabilité financière de certains programmes de redistribution sur des collectivités locales insuffisamment financées, ce qui a de graves conséquences pour les groupes ethniques pauvres et les régions arriérées. Comme le montre Azam, Berthelemy et Calipel22 dans des modèles économétriques fondés sur un vaste échantillon de pays d'Afrique, les troubles politiques sont souvent déclenchés par de mauvais choix des gouvernements quand ils doivent décider s'il faut plutôt financer une politique de redistribution ou une politique de répression.

Dans le contexte de groupes ethniques ou de régions nettement délimités, la nécessité éventuelle d'interventions publiques spécifiquement ciblées sur tel ou tel groupe doit aussi être envisagée. Dans les pays pauvres ou y a des groupes traditionnellement défavorisés (différenciés par le sexe ou par l'origine ethnique, par exemple) et des régions arriérées et isolées plongées sans rémission dans la pauvreté, il peut être nécessaire que les programmes de dépaupérisation dépassent les politiques habituelles ciblées sur les personnes et les ménages en tant que tels; des mesures visant l'ensemble des zones et des groupes pauvres peuvent porter fruit sur le plan de l'équité, de l'efficience et de la bonne entente entre les groupes. Évidemment, les mesures préférentielles en faveur de certains groupes ou de certaines zones appliquées pour remédier à des handicaps historiques risquent d'être difficiles à interrompre une fois qu'elles ont été adoptées et peuvent avoir des effets incitatifs pervers. Un aspect particulièrement important des problèmes concernant les groupes et zones défavorisés est celui des possibilités de mobilité sociale intergénérations. Les statistiques de la pauvreté et de l'inégalité dans les pays pauvres sont généralement très déficientes en indicateurs de mobilité sociale intergénérations pour les différents groupes sociaux et économiques. Pourtant, les revendications de certains des mouvements démocratiques et ethniques les plus intenses dans les pays pauvres concernent moins la répartition des revenus et les seuils de pauvreté que les possibilités de mobilité intergénérations.

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Obstacles à l'action collective en vue du changement

Enfin, quand on cherche à comprendre pourquoi des institutions dysfonctionnelles qui perpétuent la pauvreté persistent, on ne saurait esquiver le problème général des constellations de pouvoir dans une société et de la difficulté de les modifier, même quand on peut prouver que le changement serait bénéfique pour la majorité de la population. Le problème essentiel est d'organiser une action collective capable de synchroniser le passage d'un équilibre «mauvais» à un «bon» équilibre. Parfois, les avantages résultant d'un tel passage sont diffus et difficiles à percevoir pour ceux-là même qui en bénéficient. Mais même si chacun savait que les avantages sociaux produits par la modification d'une institution sont nettement supérieurs aux pertes, et que les gagnants pourraient indemniser les perdants, les gagnants ne peuvent pas promettre de façon crédible cette indemnisation. Idéalement, l'État pourrait émettre des obligations à long terme pour compenser les perdants et taxer les gagnants pour qu'ils paient les avantages reçus. Mais dans la plupart des pays pauvres, le pouvoir du gouvernement d'imposer des taxes est très limité et il est aussi très difficile de maîtriser l'inflation, de sorte que le marché des obligations n'est pas attractif.

L'évolution historique des régimes fonciers dans les pays en développement est un exemple classique de persistance d'institutions inefficientes résultant des effets déséquilibrés des luttes pour la redistribution. Pour la plupart de ces pays, l'expérience donne à penser que les économies d'échelle sont négligeables dans la production agricole (sauf dans certaines cultures de plantation) et que la petite exploitation familiale est souvent l'unité de production la plus efficiente. Pourtant l'histoire violente et tourmentée de la réforme agraire dans de nombreux pays montre que de nombreux obstacles ont été érigés depuis des générations par les groupes d'intérêt pour entraver une réallocation plus efficiente des droits fonciers. Pourquoi les gros propriétaires ne choisissent-ils pas de louer ou de vendre leurs terres volontairement à de petits exploitants familiaux alors qu'ils empocheraient une grande partie du surplus produit par cette réallocation efficiente? Bien sûr, certaines terres sont données à bail, mais les problèmes de surveillance, la précarité du droit d'occupation de la terre et la crainte du propriétaire que le locataire n'acquière des droits d'occupation ont limité les gains d'efficience qui en ont résulté, ainsi que la quantité de terres données à bail. Le marché foncier est très peu actif (et dans beaucoup de pays pauvres, c'est dans l'autre sens que se font les ventes, les petits agriculteurs en difficulté vendant leurs terres à de gros propriétaires et aux prêteurs). Étant donné le faible niveau de l'épargne des ménages et le fait que les marchés du crédit sont très imparfaits, même les petits agriculteurs qui auraient la possibilité d'être les plus efficients sont souvent incapables de payer la terre au prix du marché.

Les propriétaires terriens s'opposent aussi à la réforme agraire parce que l'effet de nivellement réduit leur pouvoir social et politique et leur possibilité de contrôler et de dominer même les opérations autres que foncières. Les grandes propriétés confèrent à leur propriétaire un prestige social et un pouvoir politique qui sont plus que proportionnels à l'étendue de la propriété (de sorte que le prestige et le pouvoir social que confère une propriété de 100 ha sont plus grands que la somme du prestige et du pouvoir social qu'acquerraient 50 nouveaux propriétaires achetant chacun 2 ha). La rente sociale ou politique qu'assure aux gros propriétaires la propriété foncière ne sera donc pas compensée par le prix offert par les nombreux petits acheteurs. Dans ces circonstances, le propriétaire ne vendra pas et la concentration des biens fonciers - qui peut être inefficiente du point de vue de la productivité - persistera.

La création de petites exploitations productives est entravée par les rigidités du système foncier.

Même compte tenu du rendement croissant de la propriété foncière en termes de rente politique, la concentration des terres ne représente pas toujours un équilibre politique stable ni le seul possible. Beaucoup dépend de la nature de la concurrence politique et du mode de formation des coalitions politiques, qui est spécifique au contexte et dépend du point de départ et des voies empruntées. Nugent et Robinson23 citent, à cet égard, un exemple intéressant sur le plan de l'analyse historique comparative des institutions. Prenant comme constantes le passé colonial et les technologies agricoles, ils comparent le cheminement divergent des institutions (notamment en ce qui concerne les droits de propriété des petits exploitants) et de la croissance de deux paires d'anciennes colonies espagnoles de la même région (le Costa Rica et la Colombie d'un côté, El Salvador et le Guatemala de l'autre) produisant la même culture principale (le café).

D'une façon générale, un aspect important de la rente politique est que les deux parties s'intéressent en fait aux gains ou pertes relatifs et non absolus. Dans les jeux de pouvoir, comme dans les concours où il y a un seul gagnant ou dans les tournois, il ne suffit pas que les réformes institutionnelles accroissent le surplus pour toutes les parties intéressées. Même si elle peut en atteindre un gain absolu, une partie peut s'opposer à la réforme parce qu'elle y gagnera moins que l'autre partie et se sentira donc perdante.

Étant donné l'opposition énergique des possédants, beaucoup pensent qu'il y a très peu de chances dans la plupart des pays pauvres que la réforme agraire puisse mobiliser un appui politique suffisant, et ils l'ont donc entièrement effacée des programmes de lutte contre la pauvreté. Cela n'est pas toujours sage. Certains aspects de la réforme agraire (par exemple l'amélioration de la sécurité d'occupation) peuvent être moins difficiles à mettre en œuvre que d'autres (par exemple la limitation de la taille des propriétés). En outre, dans la dynamique des processus politiques et des refontes de coalition, la gamme du possible change souvent, et les options qui restent ouvertes contribuent au débat politique et peuvent influencer le processus politique. Certains conseillers politiques (dans les organismes internationaux de prêt), qui excluent la réforme agraire en arguant qu'elle est politiquement impossible, n'en sont pas moins des partisans enthousiastes d'autres mesures qui peuvent être politiquement tout aussi difficiles, par exemple le ciblage strict de la subvention des aliments (dont il est question plus haut) qui priverait d'une manne importante les classes moyennes urbaines qui savent bien se faire entendre. Dans le contexte des coalitions politiques, une mesure radicale devient parfois possible si elle aide à souder des alliances stratégiques, par exemple entre certains groupes des classes supérieures urbaines (y compris les cols blancs) et les ruraux pauvres.

Certains types de réforme agraire peuvent être contre-productifs, particulièrement dans le contexte d'une pénurie de terres et d'une faible organisation des groupes pauvres en terres. Des mesures bien intentionnées, telles que l'abolition des baux, finissent souvent par aboutir à des baux clandestins ou à l'éviction massive des locataires, et suppriment le premier gradin de l'échelle par laquelle les sans-terre pouvaient précédemment sortir de la misère. La redistribution des terres en l'absence de services adéquats de crédit, de commercialisation et de vulgarisation peut laisser les bénéficiaires dans une situation pire qu'auparavant parce qu'elle les oblige à couper leurs relations avec celui qui était précédemment à la fois leur propriétaire et leur créancier. Depuis quelques années, de plus en plus de voix s'élèvent en faveur de réformes agraires faisant appel aux forces du marché (par opposition à celles qui reposent sur la confiscation des terres) dans lesquelles le gouvernement fournit une aide pour des opérations volontaires sur le marché foncier sous forme de crédit et subventions aux petits acheteurs.

CONCLUSION

Pour réduire la pauvreté et l'insécurité alimentaire, il ne suffit pas d'accroître la productivité et la production de l'agriculture ni de créer plus de revenus. Les institutions sont l'élément structurant qui détermine l'accès aux actifs, à la possibilité de se faire entendre et au pouvoir, et qui arbitre entre les demandes concurrentes pour des ressources limitées. Il est essentiel de s'attaquer aux facteurs institutionnels et aux aspects des systèmes de gouvernance et d'économie politique qui tendent à exclure certaines personnes ou groupes de population du progrès. C'est dans cet esprit que l'on a essayé dans les pages qui précèdent de faire le bilan de l'expérience dans ce domaine et proposé des pistes pour réorganiser la gouvernance et les institutions (particulièrement dans le secteur agricole et l'économie rurale en général).

NOTES

1 Voir, par exemple, J. Yaron, B. McDonald et S. Charitonenko. 1998. Promoting efficient rural financial intermediation. Dans World Bank Research Observer, 1998; et R. Vogel. 1984. The effect of subsidised agricultural credit on income distribution in Costa Rica. In D.W. Adams, D. Graham et J. D. von Pischke. Undermining rural development with cheap credit. Westview Press, Boulder, Colorado, États-Unis.

2 Voir J. Morduch. 1998. The microfinance promise. Princeton University. (non publié)

3 S. Amin, A.S. Rai et G. Topa. 1999. Does microcredit reach the poor and vulnerable? Evidence from northern Bangladesh. CID Working Paper, Harvard University (octobre 1999).

4  Morduch, op. cit., note 2.

5  J. Jalan et M. Ravallion. 1998. Transient poverty in post-reform rural China. In Journal of Comparative Economics, 26(2): 338-357.

6 J. Morduch. 1995. Income smoothing and consumption smoothing. Journal of Economic Perspectives.

7 Pour un effet analogue de l'adoption et/ou de la diffusion de nouvelles techniques pour la production céréalière en Afrique semi-aride, voir J. Sanders, B. Shapiro et S. Ramaswamy, 1996. The economics of agricultural technology in semi-arid sub-Saharan Africa. Johns Hopkins University Press, Baltimore, Maryland, États-Unis.

8 Dans beaucoup d'États (notamment certains des plus pauvres), on a observé que plus de 95 pour cent de la population n'ont aucun recours au système public de distribution de céréales pour s'approvisionner en céréales vivrières.

9 S. Guhan. 1994. Social security options for developing countries. Dans International Labour Review.

10 R. Radhakrishna et K. Subbarao avec C. Indrakant, et C. Ravi, 1997. India's Public Distribution System: a national and international perspective. World Bank Discussion Paper No. 380. Banque mondiale, Washington.

11 S.M. Dev. 1998. Rising food prices and rural poverty: going beyond correlations. Economic and Political Weekly, 39.

12 Pour des exemples concernant la République-Unie de Tanzanie et le Kenya de la façon dont la réglementation très poussée de la commercialisation des céréales aggrave l'instabilité des prix et dont l'adoption des cultures de rente par les petits exploitants - qui est un facteur important de croissance de l'agriculture - est freinée par les politiques de prix, voir D.L. Bevan, P. Collier et J.W. Gunning. 1993. L'agriculture et l'environnement politique. OCDE, Paris.

13 Banque mondiale. 1994. Rapport sur le développement dans le monde 1994. Washington.

14 J. Isham, D. Narayan et L. Pritchett. 1995. Does participation improve performance? Establishing causality with subjective data. In World Bank Economic Review, mai 1995.

15 R. Wade. 1997. How infrastructure agencies motivate staff: canal irrigation in India and the Republic of Korea. In A. Mody, éd. Infrastructure strategies in East Asia. Economic Development Institute, Banque mondiale, Washington.

16 Voir, par exemple, A. Przeworski et F. Limongi. 1997. Development and democracy. In A. Hadenius, éd. Democracy's victory and crisis. Cambridge University Press, New York.

17 E. Ostrom. 1990. Governing the commons: the evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press, New York.

18 S.Y. Tang. 1991. Institutional arrangements and the management of common pool resources. Public Administration Review, janvier/février 1991.

19 J.M. Baland et J.-P. Platteau. 1996. Halting degradation of natural resources: is there a role for rural communities? FAO, Rome.

20  W.F. Lam. 1998. Governing irrigation systems in Nepal: institutions, infrastructure, and collective action. ICS Press, Oakland, États-Unis.

21  Par externalité ou effet externe, on entend une situation dans laquelle la production ou la consommation d'un bien ou d'un service par un consommateur ou un producteur influe directement sur le bien-être de certains autres consommateurs ou les coûts de production d'autres producteurs. Ces externalités peuvent être soit positives (quand elles réduisent les coûts ou améliorent le bien-être des autres agents économiques) soit négatives (quand elles font monter les coûts ou réduisent le bien-être d'autres).

22  J.-P. Azam, J.-C. Berthelemy et S. Calipel. 1996. Risque politique et croissance en Afrique. Revue Economique, 47(3): 819-829.

23  J.B. Nugent et J. Robinson. 1998. Are endowments fate? On the political economy of comparative institutional development. Department of Economics Working Paper. University of Southern California, Los Angeles, États-Unis.


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