SENEGAL VALLEY IMMIGRANTS IN FRANCE CONTRIBUTE TO THE DEVELOPMENT OF THEIR HOME REGION

This article discusses the role played by Senegal Valley immigrants' associations based in France in harnessing migrants' remittances for the development of their areas of origin. Fostered by the great degree of organization typical of Sahelian immigrants' communities, the first migrants' associations appeared at the beginning of the 1980s in response to the migrants' deteriorating living and working conditions and the increasing dependency of their community of origin on remittances. These developments led the immigrants from the Senegal Valley to reconsider the linkage between migration and the economy of self-subsistence and to channel part of the remittances and transfer of skills towards development projects in which local people are associated. In conclusion, the author discusses the actions to undertake, in the country of origin as well as in the receiving country, in order to strengthen the initiatives of these institutions in favour of their area of origin.

LOS INMIGRANTES DEL VALLE DEL RÍO SENEGAL RESIDENTES EN FRANCIA: NUEVOS ACTORES DEL DESARROLLO EN SU REGIÓN DE ORIGEN

Este artículo discute el papel de las asociaciones de inmigrantes del valle del río Senegal residentes en Francia respecto a las remesas de dinero destinadas al desarrollo de su región de origen. Apoyándose en unas comunidades sahelianas fuertemente estructuradas, las primeras asociaciones aparecieron al principio de los años ochenta como respuesta a la agravación de las condiciones de vida y de trabajo de los expatriados y a la acentuación de la dependencia de las remesas de los pueblos de origen. Con el pasar del tiempo, las comunidades de inmigrantes han reconsiderado la relación entre migración y economía de autosubsistencia, y han dirigido una parte de las transferencias de fondos y de las competencias adquiridas en Francia a la realización de proyectos de desarrollo a los cuales están asociadas las poblaciones locales. El autor expone las acciones necesarias, tanto en el Senegal como en Francia, para fortalecer las iniciativas de esas organizaciones en favor de su propia región de origen.

Les immigrés de la vallée du fleuve Sénégal en France: de nouveaux acteurs dans le développement de leur région d'origine

Guillaume Lanly
Géographe, expert associé, Division du développement rural de la FAO

Le présent article se propose d'examiner le rôle joué par les associations d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal en France dans la valorisation des transferts migratoires en direction du développement de la région d'origine. S'appuyant sur une forte structuration des communautés d'immigrés sahéliens, les premières associations sont apparues au début des années 80, en réponse à l'aggravation des conditions de vie et de travail des immigrés en France et à l'accentuation de la dépendance des communautés d'origine aux envois de fonds. Ces évolutions ont amené les immigrés de la vallée du fleuve Sénégal à reconsidérer le lien entre migration et économie d'autosubsistance qui prévalait jusqu'alors, et à diriger une partie des transferts de fonds et de savoir-faire acquis en France, vers des projets de développement auxquels sont associées les populations locales. En conclusion, l'auteur discute des actions à entreprendre, tant au niveau du pays d'origine qu'à celui d'accueil, pour renforcer les initiatives de ces organisations en faveur de leur région d'origine.

L'étude de la relation entre migration internationale de main-d'oeuvre et développement local a donné lieu à de nombreux débats. Dans les années 70, les travaux sur le thème concluaient sur le faible impact des transferts des migrants (envois de fonds, transferts de compétences, de technologies, etc.) sur les activités productives locales. Selon ces débats, les envois de fonds étaient destinés essentiellement à des activités non productives (Lipton, 1980). Plus récemment, de nouvelles études se sont efforcées de démontrer que les effets des transferts de fonds on été en grande partie sous-estimés. Elles soulignent le rôle essentiel joué par la migration dans la sécurisation des moyens de vie des ménages, et mettent en avant les possibilités de développement qui en découlent (Stark, 1991; Taylor, 1995; Libercier et Schneider, 1996). Cependant, les migrants se heurtent le plus souvent à un environnement peu propice à la valorisation des transferts migratoires, que ce soit au niveau du pays d'origine qu'à celui du pays d'accueil. Les retombées au niveau local de la migration internationale se limitent à une amélioration des conditions de vie des ménages de migrants sans réussir pour autant à stimuler l'activité économique et à réduire la dépendance vis-à-vis des transferts de fonds. Pour favoriser l'investissement productif des envois de fonds, des chercheurs proposent d'améliorer l'environnement économique des régions de départ en intervenant au niveau des politiques et des marchés (Taylor, 1995). D'autres études, qui se basent sur l'expérience de quelques communautés d'immigrants, ont mis en évidence le rôle joué par les associations d'immigrés dans la valorisation des transferts migratoires en direction du lieu d'origine (Libercier et Schneider, 1996).
C'est en particulier le cas des associations d'immigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal en France, qui constituent l'un des premiers agents de développement dans la région. Ces migrants proviennent d'une des zones les plus pauvres du Sahel occidental. Enclavée, souffrant de conditions climatiques aléatoires, elle connaît depuis le début du siècle une forte émigration vers les régions côtières de l'Afrique de l'Ouest et, plus récemment, vers la France. Sans les envois de fonds, les villages de la région n'auraient probablement pas survécu. Ce qui fait dire à Quiminal (1991) que le bassin du fleuve Sénégal repose sur une «économie d'autosubsistance assistée». Ces organisations sont apparues au début des années 80, en réponse à l'aggravation des conditions vie et de travail des immigrés en France et à l'accentuation de la dépendance des communautés d'origine aux envois de fonds. Ces évolutions ont amené la communauté d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal en France à reconsidérer le lien entre migration et économie d'autosubsistance, qui prévalait jusqu'alors, et à diriger une partie des transferts migratoires vers des actions de développement.
Dans la première partie de cet article, on analyse le contexte situationnel de la migration dans la vallée du fleuve Sénégal. Dans la deuxième partie, on examine les raisons qui ont conduit progressivement les immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France à constituer des associations orientées vers le développement de leur région d'origine. Dans la dernière partie, on étudie le rôle des associations dans le développement du bassin du fleuve Sénégal. L'article se termine par un débat sur les actions nécessaires pour renforcer les initiatives de ces institutions en faveur de leur pays.

Le contexte de la migration dans la vallée du fleuve Sénégal

Un contexte local favorable à la migration
Bien que partagée entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, la région de la vallée du fleuve Sénégal, dite aussi «des trois frontières», présente une certaine homogénéité géographique, économique et culturelle. Elle est occupée par deux grands familles ethniques, ce qui est relativement inhabituel en Afrique subsaharienne: les Mandingues, majoritaires, représentés principalement par l'ethnie Soninké, et les Haal Poular qui regroupent les Toucouleurs et les Peuls. Les membres de ces ethnies se répartissent principalement dans des communautés rurales dont la création remonte parfois à plusieurs centaines d'années. L'attachement à la communauté et au terroir est fort.
Les communautés villageoises de la région se caractérisent par une organisation et hiérarchisation sociale rigides, en particulier chez les Soninké. La naissance, l'âge et le sexe sont les principaux critères qui déterminent la place et le rôle de chaque membre à l'intérieur de la communauté. Les villages sont dirigés par un chef appuyé par un conseil de notables. Tous appartiennent à la classe des nobles, c'est-à-dire aux descendants des membres fondateurs du village et ont, en général, entre 40 et 70 ans. Leurs principaux rôles sont d'assurer le relais avec l'administration (notamment pour le paiement de l'impôt), et de maintenir la cohésion sociale et l'ordre villageois établi. Viennent ensuite dans la hiérarchie sociale les gens de «castes»1, puis les descendants d'esclaves. Ces derniers ont, dans l'ensemble, un pouvoir d'initiative limité et sont cantonnés dans des rôles d'exécutants. Cette organisation hiérarchique est reproduite au niveau de l'unité de production, de consommation et d'habitat: le Ka2 chez les Soninké et le Gallé chez les Haal Poular. Elle repose sur la dépendance des cadets par rapport aux aînés et des femmes par rapport aux hommes.
Les Soninké et les Haal Poular vivent essentiellement de l'agriculture (mil, sorgho, maïs et arachide) et de l'élevage, dont le produit sert à la subsistance des familles, ainsi qu'à fournir des revenus pour les dépenses courantes (santé, habillement, etc.) et rituelles (cérémonies, dot et funérailles), et à payer les impôts notamment au Mali où la pression fiscale est forte. Comme dans la plupart des sociétés africaines traditionnelles, la gestion de la terre chez les Soninké et les Haal Poular est collective. On distingue deux grandes catégories de terres mises en valeur: d'une part, les terres claniques, situées à proximité du fleuve en zone inondable, qui sont sous la responsabilité du chef de clan ou de lignage et ne peuvent être morcelées ni divisées et, d'autre part, les terres du diéri qui sont d'accès libre. Cette dernière catégorie est néanmoins placée sous le contrôle du chef de village (Condé et Diagne, 1986).
Ce système agropastoral est largement soumis aux conditions climatiques. Située dans la zone climatique de type soudano-sahélien, la région des trois frontières connaît un approvisionnement en eau irrégulier. Ce phénomène s'est aggravé ces 30 dernières années avec une baisse significative du niveau des précipitations annuelles, notamment avec les deux grandes périodes de sécheresse: celles de 1969-1974 et de 1983-1985. Le déficit en eaux pluviales n'est que faiblement compensé par l'irrigation à partir du fleuve Sénégal et de ses affluents.
Il existe peu d'aménagements du fleuve Sénégal, mais on peut tout de même citer la création en 1972 de l'Organisation de la mise en valeur du fleuve Sénégal à l'initiative des trois Etats concernés, dont l'objectif était de mener des opérations d'aménagement de la vallée afin de favoriser une agriculture intensive irriguée à double récolte annuelle3 (Condé et Diagne, 1986). Ce projet tripartite en faveur du développement de la région reste cependant exceptionnel. En effet, la région des trois frontières se caractérise par la faiblesse de l'initiative publique. Depuis l'Indépendance, la politique de développement économique de ces Etats a, dans l'ensemble, accordé peu d'importance au secteur rural traditionnel. Malgré le passage de la voie ferrée «Dakar-Niger», la région du fleuve Sénégal reste fortement enclavée. Elle continue d'être largement dépourvue d'infrastructures sociales (écoles), sanitaires (dispensaires) et de transport (routes et voies de navigation).
La dégradation progressive des conditions écologiques et la persistance de l'enclavement de la région ont contribué à introduire, puis à aggraver, le déséquilibre entre la production vivrière et les besoins de la population. Pour assurer leur subsistance, les ménages des communautés rurales de la région vont avoir de plus en plus recours à la migration de travail comme stratégie de diversification des sources de revenus de l'économie familiale.

Les migrations de travail dans la vallée du fleuve Sénégal
Le bassin du fleuve Sénégal est une région de grande tradition migratoire. La mobilité de certaines ethnies de la région est très ancienne. Celle des Soninké, par exemple, remonte à l'époque précoloniale lorsque les marchands de cette ethnie dominaient les échanges commerciaux au Sahel (Condé et Diagne, 1986; Daum, 1993). Mais les migrations de main-d'oeuvre sont apparues dans la région des trois frontières avec la colonisation française à la fin du siècle dernier. La mise en place de l'ordre colonial a déstabilisé le fonctionnement traditionnel des sociétés de la vallée du fleuve Sénégal, en particulier les communautés villageoises Soninké. Ainsi, en prenant le contrôle du commerce sahélien, l'administration française a contraint les membres de cette ethnie à se cantonner dans une agriculture vivrière et a renforcé les structures sociales traditionnelles. Simultanément, la pénétration de l'économie monétaire, au travers de l'impôt, a conduit les ménages à introduire la migration de travail dans leur stratégie de survie.
Celle-ci a d'abord pris un caractère régional et saisonnier. Ce type de migration, appelé le «navetanat», s'orientait principalement vers les plantations d'arachides de Sénégambie et permettait aux migrants de revenir cultiver leurs champs pendant la saison humide. De nos jours, la migration saisonnière a perdu de son importance au profit de migrations de plus longue durée vers des destinations plus lointaines, principalement la Côte-d'Ivoire et la France.

La migration de travail en France
La migration en France des habitants de la vallée du fleuve Sénégal est apparue au cours des années 50 (tableau 1). Elle a été favorisée par la mise en place des premiers réseaux migratoires ainsi que par une politique migratoire française très favorable à l'immigration. Elle s'est rapidement développée au cours des deux décennies suivantes apparaissant aux yeux des habitants de la vallée comme la meilleure stratégie pour faire face à l'aggravation des conditions de vie des familles de la vallée. Aujourd'hui, le Sénégal, le Mali et la Mauritanie constituent la principale région d'émigration vers la France en Afrique subsaharienne.

TABLEAU 1
Distribution du flux de migrants de la vallée du fleuve Sénégal par période de départ

Période de départ

Part dans le flux

(en pourcentage)

1950-1959

1

1960-1969

22

1970-1974

26

1975-1979

18

1980-1981

28

1982

5

Total

100

Source: Condé et Diagne, 1986.

Le dernier recensement français, effectué en 1990, dénombrait quelque 88 000 immigrés provenant de ces trois pays dont 43 692 Sénégalais, 37 693 Maliens et 6 632 Mauritaniens, soit près de la moitié des immigrés originaires d'Afrique Noire (Daum, 1995). Ces derniers ne représentent toutefois que 2,45 pour cent de la population étrangère. Cependant, ce chiffre n'indique que la partie visible de ce phénomène. Le durcissement de la politique migratoire en 1975 et l'appel migratoire provoqué par la régularisation de 1982, se sont traduits par l'augmentation de la migration clandestine. Ainsi, certaines sources estiment entre 50 000 et 100 000 les immigrés maliens en France. Ces migrants proviennent en grande partie de la région du fleuve Sénégal. Ils se concentrent principalement dans la région parisienne et dans les deux principales villes de Normandie: Rouen et Le Havre, où ils occupent des emplois peu qualifiés dans l'industrie et les services et, dans une moindre mesure, dans le bâtiment et les travaux publics (Condé et Diagne, 1986; Daum, 1993).

Pour des raisons culturelles, comme on le verra plus loin, la migration est effectuée presque exclusivement par les hommes jeunes. Cependant, les facilités accordées au regroupement familial à partir de 1981, ont quelque peu rajeuni et féminisé le flux. Au début des années 80, la durée moyenne de séjour en France des migrants de la vallée du fleuve Sénégal était de 7,7 ans, ce chiffre cachant d'importantes disparités. Condé et Diagne (1986) notaient déjà une certaine tendance chez les migrants à prolonger leur séjour jusqu'à l'âge de la retraite. Cela s'explique par le changement de la politique migratoire qui a mis fin à la migration tournante adoptée jusque-là et a considérablement augmenté la durée de séjour des migrants de la vallée du fleuve Sénégal. Cette longue période en France est entrecoupée de retours au pays d'origine tous les trois à cinq ans pour une durée de un à six mois.
Plusieurs études effectuées auprès de migrants de la région des trois frontières ont montré l'importance de la variable ethnique dans la propension à émigrer et dans les stratégies migratoires adoptées (Findley, 1990; Condé et Diagne, 1986). Deux ethnies ont une longue tradition migratoire dans la région: les Soninké et les Toucouleurs. Leur forte participation dans l'activité migratoire est à rattacher à leur histoire et à leur organisation sociale.
Les pratiques migratoires diffèrent d'une ethnie à l'autre. Ainsi, les Soninké, ont progressivement abandonné le «navetanat», et migrent depuis les années 50 vers la France, alors que les Toucouleurs et les Peuls ont maintenu la migration vers les principales destinations africaines. Cela tient en partie à des raisons historiques. Les Soninké ont été mobilisés dans l'armée française lors de la seconde guerre mondiale. A la fin des hostilités, quelques-uns sont restés en France et ont favorisé progressivement l'établissement de réseaux migratoires. Ainsi, au début des années 80, près de 70 pour cent des immigrés en France provenant du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie appartenaient à l'ethnie Soninké suivie de loin par les Toucouleurs avec 16,5 pour cent (Condé et Diagne, 1986).
La composante ethnique des immigrés, et plus particulièrement la forte cohésion des ethnies de la région des trois frontières, est un élément essentiel dans le fonctionnement de la migration vers la France. Elle garantit la structuration et l'organisation de la communauté d'immigrés, ainsi que leur attachement au lieu d'origine. Ces éléments favorisent une importante circulation de personnes, d'argent, de biens et d'informations entre les différents points du circuit migratoire, ainsi que la mise en place de véritables communautés transnationales (Rouse, 1992; Goldring, 1992).
La solide organisation communautaire des immigrés du bassin du fleuve Sénégal, combinée à l'évolution des contextes du pays d'accueil et de la zone de départ, vont favoriser l'émergence, au sein de la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France, d'associations tournées vers le développement de la région d'origine.

Genèse des associations d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France

Une migration gérée par la communauté
La migration des ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal se caractérise par un fort contrôle des migrants par leur famille mais aussi par la communauté villageoise tout au long du processus migratoire. Ce contrôle s'explique, d'une part, par l'importance croissante que prend la migration dans les stratégies de subsistance des familles et de la communauté et, d'autre part, par la nécessité, en temps de crise, de maintenir la cohésion des communautés par le renforcement de l'ordre villageois et des hiérarchies sociales. De plus, si la migration apparaît rapidement comme l'unique alternative à la survie des villages, elle n'en constitue pas moins une menace pour les autorités traditionnelles qui vont voir progressivement leur pouvoir contesté par les migrants.
En effet, dans les sociétés rigides de la région de la vallée du fleuve Sénégal (en particulier chez les Soninké), la migration offre aux différentes catégories de «sans-droit» (les cadets, les descendants d'esclaves et les gens de caste et, dans une moindre mesure, les femmes) la possibilité d'échapper à l'autorité des hiérarchies traditionnelles et de revenir éventuellement considéré (Daum, 1995). L'importance que ces derniers vont rapidement prendre dans la survie des familles est mal vécue par les aînés: «Le paiement de la dot, des impôts et l'achat de grains lors des soudures difficiles ne reposaient plus seulement sur une gestion prévoyante des récoltes par les chefs de famille. Les aînés dépendaient en quelque sorte des cadets. Désormais, ils n'avaient plus les moyens d'assumer les fonctions fondant leur autorité. Il leur fallait cacher la chose, la nier» (Quiminal, 1991). De plus, les familles ne sont pas à l'abri d'un affaiblissement des relations qui les lient aux migrants, certains d'entre eux n'hésitant pas, une fois en France, à renoncer aux engagements pris vis-à-vis de leurs proches.
Afin de maintenir leur contrôle sur les immigrés et les envois de fonds, les chefs de famille et les autorités villageoises se sont attachés, par différents moyens, à maintenir les migrants dans le cadre familial et villageois.
Ainsi, les familles Soninké ont mis en place un véritable système, appelé noria, qui assure la reproduction de la migration et surtout le contrôle du migrant par sa famille. Il s'agit d'une migration tournante dans laquelle le migrant est remplacé au bout d'un certain nombre d'années par un membre plus jeune de sa famille, garantissant ainsi une continuité dans les envois de fonds. Le plus souvent, le migrant assure, en accord avec la famille, le départ de son successeur en lui envoyant de l'argent et contribue à son arrivée en France en subvenant à ses besoins et en l'aidant à trouver un travail. Le plus jeune se trouve donc dans une situation de totale dépendance vis-à-vis de sa famille et ne pourra conserver qu'une petite partie de son salaire. De même, les chefs de famille disposent souvent d'un autre relais dans le lieu d'accueil, en la personne d'un parent proche ou d'un autre membre de la communauté villageoise pour s'assurer que le jeune immigré remplisse ses devoirs envers la famille.
Cette dépendance est renforcée lorsque le candidat à la migration est marié. Son épouse et ses enfants sont alors pris en charge au village par le chef de famille ou par un frère aîné (Findley, 1990). Quiminal (1991) montre aussi comment les aînés, en diffusant une image négative de l'émigré, présenté comme un étranger dans sa communauté, développent chez lui un sentiment de culpabilité et arrivent de la sorte à éloigner la menace d'une plus grande autonomie en France des jeunes: «la pression morale et les risques sont tels pour l'émigré de se retrouver étranger partout [...] qu'il considérera les demandes de ses aînés comme des obligations. [...] En construisant une image type de l'émigré, les chefs de famille pouvaient continuer à disposer de l'argent de leur fils, voire même accroître sans autres justifications, leurs exigences.»
La présence du village dans la communauté d'immigrés va être renforcée par la création, à la fin des années 60, des foyers pour travailleurs immigrés qui vont favoriser le regroupement par lieu d'origine et l'émergence de véritables «communautés-bis» (Condé et Diagne, 1986). En leur sein, les hiérarchies traditionnelles des villages vont être reproduites afin d'une part, d'organiser la vie dans les foyers mais aussi, d'autre part, d'assurer le maintien de l'ordre villageois parmi la communauté d'immigrés. Cette reproduction des formes d'autorité en France est vécue comme une nécessité par les chefs de village dont le pouvoir est d'autant plus menacé que leur dépendance à l'égard de l'argent envoyé est plus grande.
Une des émanations de ce contrôle est le développement, au sein des communautés-bis, de caisses de solidarité villageoise dont le rôle implicite est de veiller à ce que le séjour en France n'ait d'autre objectif que de préserver la famille et la communauté villageoise. Elles ont une double fonction: d'une part, d'aider les immigrés en difficulté (aides aux chômeurs, rapatriement, etc.) et de diminuer les charges du séjour en France; d'autre part, de répondre à des demandes exceptionnelles d'argent émanant du conseil du village pour la construction d'une mosquée, pour des cérémonies, pour payer des amendes imposées par l'Etat, etc. (Daum, 1993). Ces caisses villageoises sont gérées par les représentants des nobles en immigration en accord le plus souvent avec le conseil des notables du village: «... ces nouvelles institutions n'ont de sens qu'au regard du système villageois. Elles implantent le village, ses structures, ses valeurs, en région parisienne» (Quiminal, 1991). La contribution à celles-ci est obligatoire; toute tentative de s'y dérober est sanctionnée par une amende et peut aller jusqu'à l'exclusion de la communauté.
Ainsi, les envois réguliers des immigrés à leur famille, auxquels s'ajoutent le remboursement de la dette contractée pour financer leur voyage et les contributions aux caisses villageoises, pèsent considérablement sur le budget des immigrés et leur laissent peu d'argent pour assurer leur subsistance en France ou épargner pour la réalisation d'un projet personnel. En fait, l'utilisation, en dehors du cadre familial et communautaire, de l'épargne des immigrés pour la réalisation d'un projet personnel dans le pays d'origine est rare. Ce type d'initiative est le plus souvent sanctionné par la famille ou la communauté villageoise. En revanche, les immigrés peuvent compter sur les liens et la solidarité communautaires pour faire face aux nombreuses difficultés qu'ils rencontrent dans le pays d'immigration (chômage, logement, etc.).
Ce système de contrôle des migrants par les familles et les autorités villageoises a permis d'assurer l'autosubsistance des communautés d'origine, en particulier au moment de la grande sécheresse du début des années 70. L'aggravation de la dépendance des communautés villageoises vis-à-vis des transferts migratoires et le durcissement des conditions de vie et de travail des émigrés en France l'ont progressivement remis en question.

Une aggravation de la dépendance des communautés villageoises vis-à-vis de l'émigration
A partir des années 70, l'aggravation des conditions économiques, notamment avec le durcissement des conditions climatiques, les effets de la croissance démographique et la faible intervention des Etats dans la région ont renforcé la dépendance des communautés émettrices vis-à-vis des transferts de fonds des immigrés en France.
En effet, le flux de migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal s'est considérablement amplifié au cours des années 70. Une enquête, effectuée par l'Institut du Sahel en 1983, a révélé que plus des trois quarts des immigrés provenant de la zone des trois frontières sont arrivés en France entre 1970 et 1982, afin de faire face à l'aggravation des conditions de subsistance, mais aussi afin de bénéficier des mesures de régularisation entreprises par le Gouvernement français en 1981 (tableau 1). Cette même enquête évaluait en moyenne le nombre de migrants à 1,5 par ménage (Findley, 1990). En 1991, dans les communautés d'origine, les immigrés représentaient en moyenne
6 pour cent de la population totale et 25 pour cent de la population active masculine (Daum, 1993). D'autres estimations font état de 30 à 50 pour cent des hommes actifs absents des villages (Quiminal, 1994).
Le départ des éléments les plus dynamiques des communautés villageoises pour de longues périodes, combiné aux effets de la grande sécheresse de 1969-1974, se sont traduits par une réduction importante des surfaces cultivées et une baisse de la production agricole et de sa qualité (FAO, 1983). L'éventuel recours à des travailleurs agricoles pour compenser le départ du migrant se révèle le plus souvent insuffisant. Ainsi, la migration, tout en permettant la subsistance des familles, contribue à aggraver la situation de l'agriculture vivrière locale et à accroître davantage la dépendance des familles aux transferts de fonds.
En effet, au début des années 80, entre 30 et 80 pour cent des besoins familiaux sont pris en charge par les envois de fonds (Daum, 1995). Ces derniers servent avant tout à l'entretien de la famille. Ils sont destinés, pour l'essentiel, aux dépenses de nourriture et d'habillement des familles. Dans la vallée du fleuve Sénégal, ces deux postes représentent 80 pour cent de l'utilisation de l'argent envoyé (Condé et Diagne, 1986). Les transferts de fonds couvrent aussi les frais très élevés de scolarisation des enfants et les soins de santé. Ces dernières dépenses sont particulièrement coûteuses dans la mesure où les infrastructures de santé font cruellement défaut dans la région. Les transferts de fonds servent aussi à couvrir les dépenses familiales lors des cérémonies de mariage, de baptême, de fiançailles et de funérailles, lors des grandes fêtes religieuses ou pour offrir des cadeaux à des proches. Ces dépenses font partie des charges, obligations et devoirs auxquels les familles de migrants ne peuvent déroger. De même, l'argent envoyé par les migrants à leur famille peut servir à rémunérer les travailleurs saisonniers auxquels certaines familles de la vallée du Sénégal ont recours pendant l'absence d'un de leurs membres, ainsi qu'au paiement des impôts ou à la résorption des dettes contractées pour financer le voyage migratoire. Dans l'ensemble, ces dépenses sont effectuées en dehors de la communauté et ont peu d'effets sur l'économie locale (Quiminal, 1991).
En revanche, les transferts de fonds sont rarement investis dans les activités productives. Cela relève, comme on l'a vu, du durcissement des conditions de subsistance des familles au cours des années 70, mais aussi, des obstacles liés au manque de technicité des paysans locaux et à la commercialisation de leurs produits. Il faut ajouter, par ailleurs, l'inertie des hiérarchies traditionnelles à tout changement dans l'organisation socioéconomique des communautés de départ. Enfin, la détérioration des conditions de vie et de travail des migrants, à partir des années 70, pèse de plus en plus sur le budget des immigrés et sur leur capacité à transférer.

Les conditions de vie et de travail en France des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal
A partir des années 70, plusieurs facteurs endogènes et exogènes à la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France vont contribuer à reconsidérer les liens entre les immigrés et leur village et favoriser l'apparition d'associations de développement en direction des lieux d'origine.
En effet, l'aggravation des conditions de vie et de travail des immigrés africains en France et la modification de la politique française en matière d'immigration, d'abord en 1975 puis en 1982, vont rendre plus difficiles la réalisation de la noria et la contribution des migrants à la subsistance des familles.
La crise économique qui frappe la France à partir de 1974 touche durement cette population immigrée faiblement qualifiée. En effet, du fait de leur manque de qualification, les immigrés sahéliens restent cantonnés à des travaux faiblement rémunérateurs et sont les plus exposés aux licenciements. Au cours des années 70, leur salaire augmente peu alors que le coût de la vie en France ne cesse de croître. Par ailleurs, pendant la même période, la proportion de chômeurs chez les immigrés de la vallée du fleuve Sénégal augmente rapidement en particulier parmi les nouveaux arrivants.
Au début des années 80, 28,6 pour cent des migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal sont au chômage, soit un taux quatre fois plus élevé que dans la population française. Les groupes d'âge les plus jeunes sont les plus touchés: 85 pour cent pour les 15-19 ans, 44,5 pour cent pour les 20-24 ans et 30,5 pour cent pour les 25-29 ans (Condé et Diagne, 1986). De même, le temps moyen mis par les immigrés pour trouver un travail après leur arrivée s'est considérablement allongé. Si au cours des années 50, les immigrés dans leur totalité mettaient moins d'un mois pour trouver un emploi, ils sont moins de 3 pour cent à pouvoir le faire en 1982 (tableau 2).

TABLEAU 2
Part des immigrés de la vallée du Fleuve Sénégal trouvant un emploi moins d'un mois après leur arrivée en France

Année d'arrivée

Taux d'emploi

(en pourcentage)

1950-1959

100

1960-1974

69

1975-1979

22

1980-1981

10

1982

3

Source: Condé et Diagne, 1986.

Cette détérioration des conditions de vie et de travail en France des immigrés sahéliens va peser de plus en plus sur leur budget. Ils vont devoir, dans un premier temps, réduire au minimum leurs dépenses de subsistance en France pour pouvoir répondre aux demandes de numéraires toujours plus importantes de leur famille.
De plus, la fermeture des frontières aux flux des immigrés en 1975 suivie, en 1982, par une grande vague de régularisation vont mettre fin à la noria et contraindre les immigrés à s'installer durablement en France. La remise en question des stratégies migratoires, opérées jusqu'alors, va réinterroger les migrants et leur village, sur l'avenir de leur communauté.
Parallèlement à l'aggravation en France des conditions de vie et de travail des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal, d'importants changements vont s'opérer à l'intérieur de la communauté de ces immigrés qui vont favoriser l'apparition de nouvelles solidarités et de nouveaux leaders au sein de leur communauté.
Dès le début des années 70, des conflits avec les sociétés gestionnaires des foyers vont surgir. Les communautés d'immigrés vont devoir faire appel à leurs membres les mieux intégrés dans la société française pour résoudre ces conflits de type nouveau. Ce sont, pour la plupart, des jeunes qui vont mettre leur maîtrise du français, leur connaissance du fonctionnement et des institutions de la société d'accueil, etc., au service de la communauté pour la résolution de ces conflits. La gestion de la lutte permettra à ces nouveaux leaders d'acquérir de nouvelles compétences qu'ils utiliseront plus tard pour mettre en oeuvre les projets d'association. De plus, même si la plupart de ces conflits se solderont par des échecs pour les immigrés, ils auront surtout permis de mieux intégrer la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal dans la société d'accueil et de démocratiser son fonctionnement interne.
La reconnaissance de ces nouveaux leaders et de leurs compétences marque un changement dans le fonctionnement des communautés d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal et dans la relation qu'elles entretiennent avec leur village d'origine. Désormais, l'extraction sociale et l'âge ne sont plus les seuls critères qui déterminent la place de chacun à l'intérieur des groupes d'immigrés. Cette évolution est en grande partie à l'origine, au début des années 80, du passage des caisses de solidarité villageoise aux associations d'immigrants.

Les associations d'immigrés: acteurs significatifs dans le développement de la vallée du fleuve Sénégal

Les initiatives des associations d'immigrés dans leur région d'origine
L'enquête, réalisée par l'Institut Panos en 1991 sur la dynamique associative des immigrés sahéliens en France, montre que les premières associations ont été enregistrées au début des années 80 (Daum, 1993). Depuis lors, elles ont connu une évolution quantitative et qualitative remarquable. En effet, à partir de 1985, le phénomène s'est rapidement répandu à l'ensemble de la communauté des immigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal témoignant d'un véritable phénomène d'entraînement. Aujourd'hui, 70 pour cent des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal sont regroupés dans un peu plus de 400 associations essentiellement tournées vers le développement des villages et des régions d'origine (Daum, 1993). Une analyse géographique des zones d'implantation de ces organisations montre que l'ensemble de ces régions sont couvertes.
Il existe deux grands types d'associations d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal: les associations villageoises et les associations intervillageoises. Les premières ont une approche limitée à l'échelle locale. Les secondes ont fait leur apparition au cours de la deuxième moitié des années 80. Elles regroupent plusieurs villages d'une même région ou ayant un intérêt commun afin d'intervenir sur une réalité plus vaste et complexe.
Dans un premier temps, les immigrés du bassin du fleuve Sénégal se sont regroupés au sein d'associations villageoises. Cette période est marquée par la constitution des anciennes caisses de solidarité villageoise en «personne morale» (Association loi 1901). L'acquisition d'un statut juridique officiel doit permettre aux nouvelles organisations d'immigrés de déposer des demandes de financement et d'établir des partenariats avec des institutions publiques et des ONG des pays concernés (Daum, 1993). Ainsi, à partir des années 80, la relation entre la communauté d'immigrés et les villages d'origine ne s'inscrit plus dans un rapport d'exclusivité. Dorénavant, la reconnaissance des pouvoirs publics et le partenariat avec d'autres institutions sont recherchés.
Durant les premières années de leur existence, les associations ont opéré le plus souvent seules: leur faible reconnaissance par les pouvoirs publics et les ONG, mais aussi une certaine défiance des immigrés vis-à-vis de ces derniers expliquent la faiblesse des partenariats engagés entre ces différents acteurs du développement (Daum, 1995; Quiminal, 1991).
Les résultats obtenus par ces associations n'en sont pas moins remarquables. Une étude, réalisée en 1991 auprès de 105 associations d'immigrés originaires de la région du fleuve Sénégal, donne toute la mesure du dynamisme de ces structures (Daum, 1993). Les immigrés du bassin du fleuve Sénégal ont financé, en un peu plus de 10 ans, 334 réalisations diverses pour un budget total de 43,5 millions de francs français (environ 8 millions de dollars EU) dont 38,5 millions de francs sur leur épargne et 5 millions de francs apportés par des ONG avec l'aide de bailleurs de fonds internationaux. Ces structures ont rapidement couvert l'ensemble des secteurs de la vie des villages. A défaut d'être en mesure de rénover les moyens de production, elles se sont d'abord concentrées sur les projets améliorant les conditions de vie des villageois (Daum, 1995). Ainsi, elles ont, dans un premier temps, tenté de suppléer aux carences des pouvoirs publics dans la région de la vallée du fleuve Sénégal dans les secteurs de la santé (dispensaires) et de l'éducation (écoles). Dans la partie malienne de la vallée du fleuve Sénégal, on leur attribue 64 pour cent des infrastructures sociales existant dans les villages (Libercier,1996). Les communautés étant menacées depuis le durcissement des conditions écologiques par les pénuries d'eau et de nourriture, plus du tiers des réalisations et le quart des financements couvrent les secteurs de la consommation villageoise (banques de céréales et magasins coopératifs) et de l'eau (puits).

TABLEAU 3
Les projets des associations d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal en France

Type de projet

Nombre de projets

(%)

Coût
(en millions de FF)

(%)

Mosquée

41

 12,3

 8

  18,5

Alimentation en eau potable

57

 20,9

 3,5

  25,3

Santé

70

 16,5

11

  16,5

Education

55

 18,6

 7,2

  16,1

Consommation

62

 17

 7

  8

Agriculture

24

  7,2

 2,3

  5,3

Autres

25

  7,5

 4,5

 10,3

Totaux

334

100

43,5

100

Source: Daum, 1993.

Depuis quelques années, les associations s'orientent de plus en plus vers des projets ayant un impact économique plus direct et durable. Elles se proposent, d'une part, d'articuler production vivrière et production marchande en modernisant l'activité agricole et, d'autre part, de promouvoir des activités génératrices de revenus; le but étant, dans les deux cas, de mettre en place les conditions socioéconomiques indispensables à la fixation des populations dans leur région d'origine. Pour atteindre cet objectif, les associations villageoises tendent de plus en plus à se fédérer par région et à engager des partenariats avec les autres acteurs du développement.
Le regroupement des associations villageoises par arrondissement et par région favorise, d'une part, la coordination des actions des immigrés au niveau régional et, d'autre part, une meilleure maîtrise des terroirs (notamment en matière de gestion de l'eau). Par ailleurs, il permet le dépassement des obstacles inhérents au localisme des microprojets tels que les problèmes de distribution en l'absence de routes, les coûts de transport, la saturation du marché en l'absence d'études sur l'ampleur de la demande solvable, etc. (Quiminal, 1994). Ces associations se proposent d'intervenir sur plusieurs fronts: au niveau de la communication et des transports (routes), de la maîtrise de l'eau (irrigation, barrages et puits), des infrastructures au niveau régional, de la valorisation des transferts des migrants par la mise en place de structures régionales d'épargne et de crédit et par la formation des paysans locaux (radio rurale) (Daum, 1993; Quiminal, 1994).
La technicité et la complexité de la réalisation de ces projets rendent nécessaire la recherche de collaboration avec d'autres partenaires. Ainsi les infrastructures sociales comme les dispensaires ou les écoles nécessitent pour fonctionner la reconnaissance et la contribution des gouvernements (envoi d'un maître d'école, de médecins, d'infirmiers, approvisionnement en médicaments, etc.). De même, des projets d'amélioration de la production, d'irrigation ou de commercialisation nécessitent une assistance technique fournie le plus souvent par des ONG (études de faisabilité, réalisations techniques, formation des paysans aux nouvelles techniques, etc.). Par ailleurs, la dimension de certaines initiatives requiert des financements extérieurs. La difficulté rencontrée par les associations d'immigrés pour l'obtention des fonds publics les oblige souvent à passer par l'intermédiaire d'ONG amies.
Les associations intervillageoises ont ainsi une approche plus intégrée du développement des régions d'origine que les associations villageoises qui leur permet d'envisager des actions visant au désenclavement des villages de la région de la vallée du fleuve Sénégal. Cependant, elles se heurtent encore à la faible reconnaissance de leur rôle dans le développement de leur région d'origine par les autres acteurs de la coopération internationale, et cela ne leur a pas permis encore de mettre en place des projets agricoles permettant l'autosuffisance alimentaire, ou de créer véritablement des emplois (Daum, 1993).

Dynamisation des sociétés locales
Les initiatives des associations d'immigrés seraient condamnées à l'échec sans l'appropriation des projets par les populations locales. L'un des plus grands mérites de ces associations est d'avoir réussi à mettre en place les conditions socioculturelles nécessaires pour une prise en charge par les habitants du développement de leur village et de leur région. La mobilisation locale a pu être obtenue grâce à la volonté des immigrés d'intégrer les villageois dans leurs actions afin qu'ils deviennent eux aussi acteurs de leur développement et, surtout, grâce à leur maîtrise de l'échelle locale qui confère aux associations de migrants un avantage certain sur les autres acteurs du développement.
Ainsi, les populations locales sont mises à contribution avant même que ne démarre le projet. Le plus souvent, après avoir analysé la situation locale, les immigrés font une proposition de projet qu'ils soumettent à l'approbation des villageois. La bonne connaissance de la société locale, mais aussi l'utilisation des savoir-faire politiques acquis à l'étranger, permettent aux responsables des associations de négocier l'introduction de changements dans le lieu d'origine auprès des différentes composantes de la société locale et, tout particulièrement, des notables. Le plus souvent, l'accord des autorités villageoises aux projets des immigrés s'obtient sur la base d'un compromis. Tel a été le cas pour la mise en place d'un magasin coopératif dans le village de Gagny au Mali: les immigrés réaffirment leur respect aux anciens et, en échange, ces derniers reconnaissent leur besoin d'être assistés dans leur rôle en acceptant que les immigrés, par l'intermédiaire des associations, puissent exercer le contrôle d'une partie de leur épargne. Ainsi «le respect n'exprime plus la dépendance mais une prise en main de l'avenir par le truchement d'une action collective à l'échelle du village» (Quiminal, 1994).
Une fois le projet accepté localement, les émigrés et les villageois se partagent les tâches. Dans le cas des coopératives d'achat, les responsables en France se chargent du financement du magasin et du stock, et les villageois de la construction et de la mise en place de la structure de gestion (Daum, 1993).
Pour assurer la pérennité de leurs actions, les immigrés favorisent la création d'une association parallèle dans le village. Plus de la moitié de ces associations dans le bassin du fleuve Sénégal sont à mettre directement à l'actif des immigrés. Les autres ont été pour la plupart stimulées par les initiatives des immigrés. Leur organisation et fonctionnement sont semblables à ceux des associations de migrants: l'adhésion y est libre et leurs responsables sont choisis pour leurs compétences (savoir lire et écrire, gérer des projets, négocier avec les autorités locales, régionales, nationales, etc.), indépendamment de leur origine sociale, de leur âge ou de leur sexe. De plus, bien qu'encore insuffisants, des efforts sont faits par les immigrés pour former les membres de ces structures à la gestion des organisations et projets initiés depuis la France. De cette manière, les associations d'immigrés favorisent l'émergence de nouveaux acteurs sociaux auparavant prisonniers de la rigidité des hiérarchies villageoises, en particulier les descendants d'esclaves et les femmes.
Les réalisations des immigrés ont un effet stimulant sur l'initiative locale en induisant d'autres projets dans les villages et les régions d'origine. Ainsi, le forage d'un puits dans un village a favorisé la mise en culture d'un jardin maraîcher géré par les femmes. La mise en place d'une banque de céréales a entraîné le démarrage d'un champ collectif dont la production est destinée à alimenter le stock (Daum, 1993). Par ailleurs, la réussite des projets des associations d'immigrés dans les villages d'origine peut stimuler l'initiative bien au-delà des zones où elle se produit. Quiminal (1991) cite l'exemple d'une coopérative d'achat initiée par les associations d'immigrés dans leur village d'origine au Mali. La réussite de cette opération, relayée par les pouvoirs publiques et les médias, s'est traduite par la multiplication des magasins coopératifs dans les communautés environnantes. De plus, elle a augmenté le prestige du village dans la région renforçant ainsi l'adhésion des notables aux actions de l'association d'immigrés.
Ainsi, les initiatives des immigrés peuvent contribuer localement au déclenchement d'une dynamique positive du développement en permettant aux populations de prendre confiance en elles-mêmes et de réaliser l'ampleur de leur force collective (Libercier et Schneider, 1996).

Conclusion

Les associations d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal favorisent une meilleure valorisation des transferts migratoires en direction du développement des communautés villageoises du bassin du fleuve Sénégal. La gestion collective des transferts migratoires a un impact beaucoup plus direct et déterminant sur l'économie locale et régionale que les actions entreprises individuellement ou au niveau des ménages. En effet, en l'absence d'action publique, l'organisation en association permet aux migrants sahéliens de réunir les fonds et les compétences nécessaires pour améliorer substantiellement les conditions de vie des populations et de surmonter certains obstacles au développement des communautés et régions d'origine. C'est notamment le cas pour des actions de grande envergure comme les projets visant à moderniser et à intégrer les activités locales dans l'économie marchande (irrigation, formation et réalisation d'infrastructures routières), ou encore à agir sur les marchés (coopératives d'achat ou de production, etc.). Par ailleurs, les initiatives des associations agissent en complément des transferts de fonds des immigrés destinés principalement à la subsistance des familles, en créant les conditions favorables à leur investissement dans des activités locales. En outre, en mettant en place des infrastructures destinées à l'ensemble de la communauté, elles assurent une distribution plus équitable de la rente migratoire au niveau des régions d'origine. Mais, surtout, leurs actions ont permis de stimuler l'initiative locale en plaçant les populations dans une optique de changement.
Toutefois, les initiatives des associations d'immigrés en faveur du développement de leur communauté et région d'origine sont limitées, dans le pays d'accueil et les pays de départ, par toute une série d'obstacles. En France, les conditions de vie et de travail difficiles que rencontrent les immigrés du bassin du fleuve Sénégal limitent leur engagement dans le développement de leur région. C'est notamment le cas pour les immigrés clandestins qui vivent dans des conditions précaires et privent en même temps les villages de leur force vive (Libercier et Schneider, 1996). De plus, les associations d'immigrés se heurtent à la faible reconnaissance des pouvoirs publics et des autres acteurs de développement. Or, pour mener à bien leurs initiatives, elles ont besoin le plus souvent du soutien financier et technique de ces institutions. Les financements publics restent difficiles à obtenir pour les réalisations des associations d'immigrés en raison de leur situation particulière «à cheval» entre deux pays. Ces dernières années ont vu le renforcement et la diversification de la participation des ONG françaises dans les actions entreprises par les associations d'immigrés, ainsi que l'apparition en France de nouveaux partenaires de la coopération décentralisée (communes, départements et régions). Cependant ce soutien reste largement indirect et encore insuffisant.
Quant au niveau du pays d'origine, les associations d'immigrés se heurtent à un environnement économique et politique peu favorable à la valorisation des transferts migratoires. L'enclavement de la région, les lourdeurs administratives et l'absence de dispositifs de soutien aux actions des immigrés limitent leurs initiatives en faveur du développement de leur région.
Le renforcement des actions des associations d'immigrés passe donc, avant tout, par la reconnaissance du rôle des associations dans le développement de leur région d'origine par les Etats concernés et les autres acteurs du développement. En France, celle-ci permettrait une meilleure articulation entre les politiques d'immigration et de coopération internationale (Allievi, 1992; Daum, 1995). La politique d'immigration française devrait être axée sur une meilleure intégration des populations immigrées, notamment par une amélioration de leur accès au marché du travail. Des efforts ont été faits en ce sens avec la mise en oeuvre cette année d'un programme de régularisation qui permettra à certaines catégories d'immigrés clandestins d'améliorer leur situation par rapport à l'emploi. En outre, la politique d'immigration devrait s'accompagner d'une plus grande reconnaissance par l'Etat français des associations d'immigrés comme partenaires de la coopération internationale. Si le Gouvernement français reconnaît de plus en plus que l'arrêt des flux migratoires passe par le développement des régions d'origine4, il continue à ne pas accorder aux associations d'immigrés un traitement équivalent à celui des autres ONG, notamment en matière de financement.
Au niveau des pays sahéliens, les efforts devraient porter sur l'amélioration de l'environnement économique et administratif. La modernisation, par exemple des secteurs financiers nationaux, permettrait de mieux valoriser les envois de fonds et de répondre aux demandes de crédit qu'induisent les initiatives des immigrés. La décentralisation entreprise par le Gouvernement malien au début des années 90, devrait avoir un effet dynamisant sur l'action des associations de ces ressortissants en France.
Dans l'ensemble, on ne peut que souhaiter une plus grande articulation entre les politiques migratoires et de coopération internationale des pays d'origine et d'accueil. Un dispositif pourrait être envisagé regroupant l'ensemble des acteurs du développement intervenant dans le bassin du fleuve Sénégal, y compris les immigrés et les représentants de leur village d'origine, dont l'objectif serait de soutenir les initiatives des associations de migrants et de veiller au bon déroulement d'effets d'entraînement et de dépassement inhérents à ces projets (Quiminal, 1994). Plusieurs initiatives récentes vont dans ce sens. On peut citer la tenue en janvier 1997 à Kayes (Mali), d'un Forum réunissant des représentants des deux gouvernements concernés, des ONG travaillant dans la région, des bailleurs de fonds et des immigrés. Ce grand rassemblement s'est achevé par l'adoption d'un programme régional de développement et de désenclavement de la région auquel la France et la communauté européenne (CE) participeront en finançant la modernisation de la voie ferrée Dakar-Bamako et la construction de plusieurs centaines de kilomètres de routes goudronnées (Bernard, 1997).

BIBLIOGRAPHIE

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1 Caste des métiers regroupant les griots, les forgerons et les cordonniers (Quiminal, 1991).

2 Groupe familial relativement étendu (20 à 40 personnes), le Ka est composé «de trois générations: d'un chef de famille, le père ou l'oncle de l'immigré, sa ou ses femmes, deux en moyenne, ses enfants, cinq à huit par femme, la ou les femmes des fils, notamment celles du ou des immigrés, leurs enfants..» (Quiminal, 1991).

3 Pour l'instant, le programme n'a pas donné les résultats escomptés. La non-consultation de la population dans la vallée, les choix agricoles opérés et le conflit entre le Sénégal et la Mauritanie ont compromis sa réussite.

4 Tout récemment, le Premier Ministre français a confié à M. Naïr la rédaction d'un rapport sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires (Le Monde, 15 novembre 1997). Dans le rapport d'étape, l'auteur propose notamment de soutenir les projets de développement des immigrés en favorisant une meilleure concertation entre les différents acteurs du codéveloppement.