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Chapitre 4

Cadre conceptuel

L'application du concept du CMFAT varie selon le cadre géographique et institutionnel, et notamment le degré de complexité et de maturité de l'économie de marché; la maturité du marché est liée au développement économique global, au niveau d'urbanisation et aux caractéristiques socio-culturelles. Le cadre présenté ci-après met en lumière les relations entre le développement du marché, la géographie et la base de ressources, et les dimensions institutionnelles de l'agriculture et son utilisation des terres. Ainsi, le caractère multifonctionnel s'exprime de façon très différente dans les zones nouvellement mises en culture de l'Amazonie, dans les zones rurales touchées par la "révolution verte" de l'Inde, dans les zones arides d'Afrique de l'Ouest et dans les prairies alpines de Suisse. L'examen des caractéristiques particulières et des relations entre l'évolution du marché d'une part, d'ature part les priorités concernant les besoins et les objectifs de différentes sociétés, permet d'évaluer des situations nationales ou régionales particulières, afin d'assurer dans tous les cas la durabilité de l'agriculture et du développement rural.

4.1 APPLICATION DU CADRE CONCEPTUEL POUR EXAMINER LES TENDANCES DE L'AGRICULTURE ET DES TERRES

Le cadre conceptuel doit faire ressortir les grandes différences entre les modalités selon lesquelles chaque société exploite le caractère multifonctionnel de l'agriculture et des terres. En premier lieu, citons la capacité des écosystèmes cultivés et des systèmes ruraux (économies et sociétés rurales) d'englober un grand nombre de fonctions. Le caractère multifonctionnel est examiné en liaison avec le potentiel de production des ressources naturelles ("capital naturel") dans la zone étudiée. Le degré de résistance ou de fragilité est examiné en liaison avec les systèmes d'utilisation et d'aménagement de ces ressources.

L'organisation et la capacité institutionnelles de gérer les écosystèmes et les ressources dans chaque société ("capital social") sont également fondamentaux, comme l'est d'ailleurs une certaine stabilité sociale à long terme. Les points forts et les points faibles du capital naturel ou du capital social peuvent se traduire par la dégradation de l'environnement et la fragmentation de la société, ou au contraire leur amélioration sur une base durable.

Les problèmes varient selon les pays et les régions ainsi qu'à l'intérieur de pays et de régions, et les politiques correspondront aux situations constatées et aux possibilités, en particulier en ce qui concerne les courants d'échanges internationaux.

On trouvera présenté à la Figure 1 ce cadre conceptuel, avec les principaux types agro-écologiques et des exemples précis tirés de diverses régions. L'axe vertical représente le capital naturel, allant d'un potentiel faible à un potentiel élevé. L'axe horizontal représente le capital social, allant d'un développement faible à un développement fort des institutions. Chaque axe résume tout un ensemble de facteurs. Dans le cas du capital naturel, il s'agit de la disponibilité et de l'abondance relatives des ressources et de la résilience du système; dans celui du capital social, il s'agit de la puissance du marché et des mécanismes ou organismes de décision officiels, aux niveaux local et national. Le degré de centralisation doit également être pris en compte.

Ce cadre illustre comment facteurs et tendances de l'environnement et de la société se combinent entre eux. Compte tenu de ces facteurs, la figure indique quelques exemples régionaux, afin de permettre de comparer les combinaisons de facteurs qui influent sur les fonctions multiples de l'agriculture et des terroirs. Grâce aux combinaisons ainsi dégagées, on peut préparer diverses options en anticipant les synergies et les arbitrages éventuels dans des conditions déterminées. Toutes les sociétés doivent répondre à un grand défi: renforcer la capacité des institutions pour atteindre des niveaux viables de fourniture de biens et de services tout en maintenant la durabilité de l'environnement. En termes simples, la "capacité" exprime le niveau d'efficience et d'organisation du cadre institutionnel des prises de décisions du marché et des pouvoirs publics. On pose en postulat qu'il existe un rapport général entre le développement de la capacité institutionnelle et la contribution potentielle que les fonctions multiples de l'agriculture et des terres peuvent apporter au développement durable.

4.1.1 Régions à ressources naturelles faibles et à développement institutionnel faible

Du point de vue biophysique, il s'agit généralement de régions arides, montagneuses ou autres dotées d'un potentiel de production limité. Elles sont souvent isolées des marchés par la distance matérielle et l'insuffisance des infrastructures. Les problèmes de transport et d'information empêchent les producteurs de bien connaître l'état du marché, augmentent le coût des échanges et assurent souvent aux acheteurs de produits agricoles un monopole local au détriment des producteurs. Le marché est donc tout à fait imparfait du point de vue institutionnel. Les institutions locales appelées à gérer les biens communs ou à servir l'intérêt général ne sont pas toujours en mesure de faire face à la situation. Elles sont souvent réduites à l'inactivité par la baisse des revenus, la dégradation du tissu économique et les migrations saisonnières des hommes. Dans certains cas, les difficultés sont accentuées par les régimes d'occupation des terres qui attribuent à l'Etat le droit exclusif de gérer les ressources sur tout le territoire national, privant les communautés locales de ce rôle. Ces régions se trouvent donc souvent en état de crise écologique, économique et sociale.

Dans certains cas, des projets de développement bénéficiant d'un appui extérieur ont réussi à recréer une dynamique positive de production agricole, de croissance économique et de développement institutionnel en exploitant systématiquement les capacités multifonctionnelles de l'agriculture. L'isolement relatif et la pauvreté générale des populations favorisent le recours à certains modes multifonctionnels d'utilisation des terres pour déclencher un processus de développement rural et d'accumulation économique au niveau local. Cependant, en raison de la lenteur de l'accumulation de capital, la mobilisation de ressources extérieures est indispensable. Il sera nécessaire de renforcer les bases institutionnelles pour assurer la durabilité et le développement rural.

4.1.2 Régions à ressources naturelles élevées et à développement institutionnel faible

Ces régions se situent en général à la marge des écosystèmes tropicaux ou dans des zones souffrant de conflits persistants et de troubles intérieurs ou encore dans des pays en déclin rapide à cause des faiblesses des institutions nationales. Les populations s'y sont souvent réinstallées sans qu'une planification rationnelle permette de sauvegarder la durabilité de la base de ressources. Dans les zones non dotées de marchés efficaces, les petits producteurs défrichent généralement de nouvelles terres pour les mettre en culture et s'y installer en utilisant uniquement leur propre travail. Etant éloignés des marchés, ils produisent une large gamme de denrées pour la consommation familiale, tout d'abord des produits alimentaires de base. La stratégie d'utilisation des terres consiste à multiplier les moyens de subsistance et les ressources et à répartir largement les risques. L'agriculture a donc tendance à être très diversifiée et à exploiter les ressources multiples qu'offre l'environnement.

Dans ces conditions, les fonctions naturelles de renouvellement de la fertilité des sols et de reconstitution des ressources peuvent s'avérer insuffisantes. Un certain développement économique se fait néanmoins jour grâce à l'instauration de relations entre l'agriculture et d'autres secteurs dans les nouvelles zones de peuplement. Ici, le caractère multifonctionnel ne met donc pas en question l'adéquation des terres, mais se manifeste par la capacité de l'agriculture débutante à entraîner la croissance de l'économie locale.

4.1.3 Régions à ressources naturelles faibles et à développement institutionnel fort

En règle générale, ces régions, habitées depuis longtemps, ont une forte densité de population et ont bénéficié d'un niveau élevé de développement institutionnel; citons comme exemple les régions du Sahel et de la savane en Afrique de l'Ouest, le nord-est du Brésil, certaines zones de Madagascar et les plateaux des Andes. Les sociétés, au cours de leur longue histoire, ont mis progressivement au point des techniques de production pour résoudre les problèmes posés par les limitations et les lourdes contraintes de leur environnement. La forte densité de population a également favorisé la constitution d'une économie de marché aux niveaux local et sous-régional, particulièrement aux environs des villes.

L'environnement présente de telles contraintes que les systèmes d'agriculture risquent constamment de perdre leur viabilité. Les petites dimensions des exploitations, le morcellement des terres et leur exploitation intensive peuvent entraîner l'épuisement des éléments nutritifs et l'érosion. Le coût élevé de la restauration des terres dégradées peut forcer les petits exploitants à partir. Toutefois, les contraintes écologiques et économiques peuvent aussi obliger les agriculteurs à tirer parti du caractère multifonctionnel de l'agriculture et des terres en diversifiant la production, en maintenant la durabilité écologique au moyen de techniques appropriées, en cherchant de nouveaux débouchés et en multipliant les petites activités de service en rapport avec l'agriculture. L'économie rurale peut ainsi établir progressivement des liaisons avec les marchés extérieurs.

4.1.4 Régions à ressources naturelles élevées et à développement institutionnel fort

Ces régions se trouvent dans une situation favorable grâce à leur patrimoine naturel, aux infrastructures commerciales existantes et à la capacité d'appliquer des politiques efficaces. C'est le cas de certaines zones qui possèdent une agriculture de plantation bien établie (Côte d'Ivoire), qui pratiquent l'agriculture mécanisée dans les pays industriels ou qui ont bénéficié de la "révolution verte". Ainsi qu'il a déjà été indiqué, ces zones ont eu tendance à négliger les possibilités d'exploiter les fonctions écologiques de l'environnement à des fins de production. Le bon fonctionnement du marché avec la protection de l'Etat et des mesures incitatives en faveur de l'agriculture pendant les premiers stades a permis d'obtenir de bons résultats.

4.2 TENDANCES DU DÉVELOPPEMENT DU MARCHÉ, COMMERCE ET FONCTIONS MULTIPLES

Les tendances du développement et de la maturité du marché en rapport avec le CMFAT constituent un caractère spécifique du développement institutionnel. Le marché ne suit pas une évolution linéaire absolue ou définitive. Par exemple, il peut perdre de son efficience ou retomber dans un climat politique restrictif comportant des règlements rigoureux et orientés vers un objectif précis, comme l'autosuffisance, pour les zones agricoles. Quant à l'évolution de la demande et aux possibilités d'exploiter au mieux les fonctions multiples existantes, les parties prenantes ont souvent les moyens de manifester leurs préférences, que l'économie soit hautement industrialisée ou essentiellement rurale.

la multiplicité des fonctions de l'agriculture autres que l'alimentation peut d'abord diminuer au moment de l'apparition de l'économie de marché, de l'intégration dans le commerce mondial, de la spécialisation et de l'intensification de la production fondée sur les intrants chimiques et la mécanisation. D'autres fonctions ont ensuite tendance à reprendre de l'importance lorsque les contributions environnementales et autres de l'agriculture sont davantage exploitées pour réduire les incidences négatives et répondre à de nouvelles demandes de services sociaux et autres. L'évolution du caractère multifonctionnel décrit ainsi une courbe en U dans le temps. Le changement peut alors être envisagé en rapport avec le développement économique (et les opportunités), une meilleure compréhension des arbitrages à long terme (qui, au début, concernent souvent l'environnement) et les transformations naturelles des sociétés industrialisées s'orientant vers la récupération des sous-produits et les activités tertiaires.

4.2.1 Régions à marchés faibles, avec utilisation forte ou faible des fonctions multiples

Les régions dotées de marchés faibles ou embryonnaires ont diversifié leur production pour couvrir tous les besoins à court terme des populations. La production agricole répond donc à toute une gamme d'objectifs, par exemple la consommation alimentaire humaine, l'alimentation animale, les plantes médicinales et les matériaux de construction. La diversité des produits et des activités favorise la spécialisation et les échanges locaux. En outre, le renouvellement des ressources est assuré par les fonctions et la fertilité naturelle des écosystèmes. Nombre de ces ressources - sols, forêts, pâturages, eau d'irrigation, faune sauvage - sont partagées par les communautés. Les membres des communautés y ont accès mais doivent respecter les règles régissant les techniques d'utilisation et d'aménagement, afin de garantir une production durable. L'équité d'accès constitue également un souci commun fondamental et les règles sociales ont des effets positifs. Les liaisons avec les réseaux commerciaux régionaux ou mondiaux restent limitées et portent surtout sur des articles indispensables ou à valeur élevée.

4.2.2 Régions à marchés bien établis et à faible utilisation des fonctions multiples

Les régions qui ont bénéficié d'une économie de marché solide dans un contexte de croissance permanente, tout en bénéficiant de techniques agricoles nouvelles assurant des rendements élevés, se développent rapidement. Tel a été le cas dans les pays les plus fortement industrialisés depuis la deuxième guerre mondiale et dans les pays et les régions qui ont connu la "révolution verte". Dans tous ces cas, ce sont les pouvoirs publics ou les organisations d'agriculteurs qui ont constitué le marché; les coopératives ont organisé les approvisionnements et se sont aussi occupées, avec les organismes publics de la commercialisation. La stabilité des prix, le crédit public et la vulgarisation ont bénéficié de garanties. Dans ces conditions, la production s'est rapidement spécialisée pour répondre aux besoins alimentaires nationaux et s'adapter à la demande (par exemple, riz et blé en Inde et céréales en Europe). Dans certains cas, la spécialisation a été orientée pour assurer des exportations répondant à une forte demande (coton en Afrique occidentale ou maïs hybride au Zimbabwe). Le développement des marchés, la spécialisation et le recours aux produits chimiques ont donné d'excellents résultats en ce qui concerne les rendements, la production et les revenus. Les avantages multifonctionnels liés aux systèmes agraires "traditionnels" paraissaient anachroniques. Le marché et les nouvelles techniques semblaient capables de garantir la subsistance et l'accès à la nourriture des populations.

Aujourd'hui, les idées et les situations changent. Des effets négatifs sur l'environnement sont apparus et le marché est devenu moins dynamique à mesure que la production s'adaptait à la demande courante. Les prix fluctuent en rapport direct avec les variations de l'offre et de la demande, tandis que les subventions diminuent et que la dérégulation se poursuit. Les producteurs sont ainsi amenés à chercher à réduire leur coût et à diversifier leur production pour mieux faire face aux risques croissants du marché. L'idée de recourir aux pratiques écologiques et biologiques pour remplacer en partie les méthodes utilisant uniquement les produits chimiques est de plus en plus largement acceptée.

Dans certaines régions, l'agriculture est actuellement en transition, passant d'un régime fortement encadré à celui du marché libre. Le marché ne peut à lui seul amener les producteurs à mieux utiliser les possibilités de fonctions multiples. Dans les pays en développement, et en particulier dans ceux qui enregistrent une croissance démographique rapide, la sécurité alimentaire constitue une priorité absolue, mais est loin d'être garantie. Il peut aussi exister de profondes différences de priorités et de politiques dans un même pays à l'échelle sous-régionale en raison des différences de facteurs comme les ressources, les degrés d'industrialisation et d'urbanisation, la qualité des infrastructures et le cadre institutionnel. Néanmoins, ces pays maintiendront probablement un certain degré d'intervention de l'Etat pour assurer aux producteurs un environnement économique favorable, afin qu'ils ne relâchent pas les efforts entrepris pour accroître la production et renforcer la sécurité alimentaire.

4.2.3 Régions à marchés bien établis, où les pouvoirs publics et le secteur privé s'intéressent de plus en plus aux fonctions multiples de l'agriculture et des terres

Le grand public de ces régions souhaite de plus en plus clairement que l'agriculture devienne moins dangereuse pour l'environnement et qu'une nouvelle gamme de services soit mise en place: amélioration qualitative de la santé et de la nutrition (grâce au traçage des produits et à l'évaluation des risques), amélioration de la qualité de l'eau, conservation de la biodiversité (en particulier protection des espèces en danger), conservation des forêts et des paysages, sauvegarde des qualités particulières et des caractéristiques visuelles de zones agricoles et rurales originales, enfin, maintien de la vitalité de la culture et des modes de vie ruraux.

Cette demande peut être privée ou publique. Dans le premier cas, par exemple lorsque des individus réclament des produits agricoles de meilleure qualité, c'est le marché qui constitue le meilleur moyen de répondre à la demande. S'il s'agit d'une demande publique, il faudrait envisager une intervention du gouvernement ou d'autres autorités, selon les modalités opportunes. Le public commence à peine à prendre conscience des possibilités et des solutions de remplacement, même dans les pays les mieux informés jouissant d'un revenu moyen élevé. Cependant, le consensus qui se dessine sur les nouvelles priorités à retenir au sein de chaque société et les changements d'opinions qui s'ensuivent peuvent servir de base au choix entre les scénarios possibles pour l'agriculture et les terres.

4.3 CONSÉQUENCES DU CADRE CONCEPTUEL POUR LES POLITIQUES

Le potentiel des ressources naturelles et le degré de développement institutionnel sous-tendent la diversité des situations décrites. Au terme de cet aperçu relativement rapide, on peut formuler trois conclusions à confirmer empiriquement:

Pour déterminer les politiques correspondant au mieux à l'importance relative des fonctions multiples de l'agriculture et des terres, il faut donc tenir compte de la fragilité ou de la résistance du contexte biophysique particulier et du degré de développement de l'économie de marché et des institutions publiques.

Ce cadre conceptuel peut faciliter l'analyse et l'identification des orientations de l'action à venir. Il subsiste des différences importantes entre les possibilités et les orientations probables de la politique dans divers pays. Les processus actuels de libéralisation et de développement des marchés entraînent des différences entre pays quant aux principaux objectifs assignés à l'agriculture: dans les pays industrialisés, on demande une agriculture plus nettement multifonctionnelle, dotée en particulier de véritables fonctions écologiques; dans les pays en développement, le débat concernant les fonctions multiples est axé sur le désir de maintenir un niveau élevé de sécurité alimentaire locale et une répartition raisonnable des revenus et des ressources.

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