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2. SITUATION DES PAYS EMERGEANT D’UN CONFLIT


2.1 Le présent guide traite des grands conflits caractérisés par une violence durable pouvant entraîner des pertes en vies humaines, des atteintes physiques généralisées, et pousser des populations entières à quitter leurs terres. Ces conflits peuvent également provoquer la destruction de nombreuses infrastructures et la paralysie des institutions publiques. Leurs conséquences sont graves, notamment parce qu’ils peuvent durer de nombreuses années.

2.2 Le présent chapitre s’adresse aux spécialistes des régimes fonciers et de l’administration foncière appelés à contribuer à la réalisation de projets, mais ne possédant qu’une expérience directe limitée des conflits violents. Il définit la nature de tels conflits et décrit les caractéristiques habituelles des situations qui leur font suite, ainsi que les conséquences qu’une période de violence prolongée et de déplacements massifs de population peuvent avoir sur une société.

Les conflits violents et leurs causes

2.3 La plupart des conflits violents touchent les pays pauvres, mais il n’existe pas de lien de cause à effet entre pauvreté et violence. Les causes des conflits violents sont généralement complexes. Certains conflits sont liés à des rivalités portant sur la terre ou sur d’autres ressources naturelles. Une croissance démographique, non accompagnée d’un accroissement de la productivité ou de nouvelles sources de revenus d’origine non agricole, intensifie généralement la pression qui s’exerce sur les ressources naturelles. La dégradation de l’environnement qui en résulte augmente encore les contraintes auxquelles sont soumises les ressources restantes. L’accès à la terre étant souvent lié à l’identité sociale, les droits à la terre peuvent être utilisés pour exploiter politiquement la tension. Lorsque la propriété des terres est concentrée dans les mains d’une minorité - qu’il s’agisse d’une catégorie sociale ou d’une ethnie particulière -, les aspirations en faveur d’une réforme agraire peuvent déboucher sur des luttes violentes. Les questions de structure agraire sont de nature essentiellement politique et les relations liées au régime foncier sont fondées sur les relations entre catégories sociales ou ethnies et conditionnées par celles-ci. Les problèmes fonciers sont appelés à acquérir une dimension politique et les problèmes politiques une dimension ethnique.

2.4 Des conflits violents peuvent éclater sans que le manque de terres et d’autres ressources foncières constitue un facteur de déclenchement essentiel, mais les litiges à propos des terres peuvent se combiner à d’autres problèmes et les différents protagonistes tenter de prendre le contrôle de ressources naturelles telles que le pétrole, les diamants et le bois pour financer leurs activités. De nombreux conflits ont pour principale origine la discrimination sociale, économique et politique qui s’exerce à l’encontre de catégories de la société, qu’il s’agisse de minorités ou de la majeure partie de la population. Cette discrimination a souvent un impact sur les régimes fonciers, notamment par le biais de ce qu’il est convenu d’appeler le «nettoyage ethnique» pratiqué dans certaines zones. La mauvaise gouvernance est un autre facteur de déclenchement commun à de nombreux conflits. La remise en cause de la légitimité de l’État peut être soulevée par des mouvements indépendantistes ou par des groupes subversifs. Les rancœurs peuvent être alimentées par l’expérience de l’arbitraire, du favoritisme, de la corruption ou des extorsions. Les conflits peuvent également avoir pour origine des facteurs extérieurs tels que l’instabilité d’un pays voisin.

2.5 Des griefs, même partagés par de très nombreux membres d’une société donnée, conduisent rarement à des actes violents en l’absence d’une mobilisation de la population par des meneurs. En elles-mêmes, des divisions à caractère ethnique ou religieux débouchent rarement sur des actes de violence. Toutefois, elles peuvent être exploitées par des chefs de file animés du désir de s’attaquer à la pauvreté et à l’injustice pour des motifs idéologiques, poussés par la cupidité ou l’espoir de s’enrichir grâce aux conflits. Elles peuvent aussi porter sur les terres lorsque des groupes sociaux sont liés à des territoires particuliers tels que les foyers nationaux ou zones ethniques.

2.6 La cause immédiate des conflits est souvent le fait des chefs de file, qui ne sont pas prêts à négocier une solution pacifique. Leurs causes réelles peuvent être beaucoup plus difficiles à déceler; elles tiennent souvent à une combinaison de facteurs dont il est parfois difficile - voire impossible - d’évaluer l’importance. Un ensemble de facteurs peut entraîner des actes de violence dans une société, mais pas dans une autre. Une situation restée stable pendant des années peut être marquée par la violence en raison d’une combinaison de facteurs tels que des interventions extérieures, des changements climatiques, le remplacement de dirigeants locaux ou une aggravation des disparités économiques. D’autres changements, tels la croissance démographique ou l’intensification des migrations et la mise en place d’infrastructures et de services sociaux comme l’éducation contibuent à la remise en cause du consensus social. L’accumulation des sources de tension qui en découlent peut se traduire par un antagonisme accru entre les bénéficiaires des réformes et les autres.

2.7 En dégénérant, le conflit peut échapper au contrôle des dirigeants. La violence peut conforter les divisions au sein de la société, en renforçant les intérêts et les positions des différents groupes. En raison de la dimension spatiale des conflits violents et des régimes fonciers, il peut se révéler difficile de distinguer le rôle des premiers et des seconds dans le déclenchement et la poursuite d’un conflit. La violence peut ne pas cesser alors même que les griefs qui en sont à l’origine n’ont plus lieu d’être et au contraire être alimentée par les nouvelles prises de position.

Début et fin de la période postérieure au conflit

2.8 Selon le présent guide, le début de la période postérieure au conflit correspond au moment où, les principales hostilités ayant cessé, l’aide internationale peut commencer. Le pays jouit alors d’un certain degré de sécurité, même si la situation n’est pas nécessairement sûre. Généralement, le passage d’une période de violence intense à une période de relèvement dans l’apaisement ne se fait pas sans à-coups. Il ne se produit pas non plus dans toutes les régions du pays au même moment. La conclusion d’un accord de paix peut mettre fin à un conflit, mais l’hostilité et le ressentiment peuvent perdurer des mois ou des années, avec des niveaux d’intensité variables. Il peut même arriver que les tensions sociales s’aggravent pendant la période postérieure au conflit. Le retour des personnes déplacées peut être l’occasion de chercher vengeance ou d’assouvir de vieilles rancœurs et les populations ayant fui la violence peuvent trouver à leur retour leur bien occupé.

2.9 On considère que la période postérieure au conflit s’achève lorsque les systèmes juridiques de base et les institutions chargées de l’administration foncière sont en place et qu’il existe dans le pays une capacité suffisante pour concevoir des politiques. Toutefois, il peut être aussi difficile de définir la fin d’une période postérieure à un conflit que d’en définir le point de départ, car la frontière est rarement facile à déterminer. Le processus de pacification peut se poursuivre pendant un temps beaucoup plus long.

2.10 La nature des activités menées pendant la période postérieure au conflit varie en fonction des progrès accomplis. Ces activités peuvent être caractérisées parce que plus particulièrement axées sur les secours d’urgence ou sur la conception et l’application de politiques. Cette répartition en catégories est illustrée à la figure 1; elle est décrite plus en détail dans les paragraphes ci-après. Dans la pratique, ces différentes activités ne se déroulent pas de façon ordonnée. Un chevauchement est beaucoup plus probable. Des activités d’urgence comme celles liées au renforcement de la paix peuvent être nécessaires dans certaines régions d’un pays donné, alors qu’une paix relative peut exister dans d’autres. En conséquence, les activités liées à la conception des politiques peuvent démarrer de façon irrégulière selon les régions. De même, des institutions peuvent être établies dans les textes avant que les ressources et la capacité nécessaires pour mettre en œuvre les plans soient disponibles. Même si l’évolution vers la normalité peut être irrégulière comme l’indique la figure 1, la capacité à concevoir et appliquer une politique dépendra de la capacité à préserver la paix. Plus le degré de pacification est élevé, plus il est probable que des politiques seront conçues et appliquées.

FIGURE 1

2.11 Les activités d’urgence mettent l’accent sur la mise en place d’un système de gouvernance de base et sur la fourniture de services humanitaires. Elles ont généralement lieu durant la période immédiatement postérieure au conflit, avant que commence la mobilisation à grande échelle des ressources. Cette période est souvent caractérisée par l’absence à peu près totale de toute gouvernance et de règles de droit effectives, ainsi que par une destruction massive des infrastructures. La sécurité alimentaire est limitée. Les risques d’épidémie et d’exploitation de la population, en particulier concernant les groupes vulnérables comme les femmes et les enfants, les personnes âgées, les malades, les blessés ainsi que les minorités ethniques, sont généralement élevés. Des opérations internationales de maintien de la paix - désarmement et démobilisation des combattants par exemple - peuvent avoir lieu ou pas au cours de cette période. L’absence de certitudes quant au retour au calme ou les problèmes posés par la présence de mines ou de pièces non explosées dissuade parfois les populations de regagner leur foyer ou leur lieu de travail. Les spécialistes des régimes fonciers et de l’administration foncière doivent jouer un rôle dans la définition des priorités relatives aux politiques agraires. Ils doivent également recenser les mesures de portée immédiate susceptibles d’être appliquées dans un délai relativement bref.

2.12 Les activités liées à la conception de politiques privilégient la planification des services administratifs et infrastructures nécessaires. Elles ont lieu lorsque les activités d’urgence prennent fin et lorsque des plans plus concrets peuvent être établis pour l’avenir. Ces activités concernent notamment:

Les politiques en matière de régime foncier doivent être bien conçues, de manière à ne pas susciter de nouveaux conflits. Elles doivent prendre en considération les conditions sociales, politiques et économiques existantes. Les spécialistes des régimes fonciers et de l’administration foncière peuvent participer à la conception d’un cadre d’orientation de portée générale destiné à résoudre les problèmes fonciers. Ils doivent conseiller toute une série de décisions de principe, de portée plus limitée, conditionnant l’accès à la terre au moyen de programmes de restitution des terres et de réinstallation.

2.13 Les activités liées à l’application de politiques sont généralement concentrées vers la fin de la période post-conflit, lorsque le pays a retrouvé un degré de stabilité acceptable sur les plans politique et social. Au cours de cette période, les institutions provisoires et leurs politiques sont alors soigneusement définies et traduites dans les textes. Des stratégies sont mises en place et certaines activités d’administration publique courante sont ainsi amorcées dans les limites du raisonnable. Les responsables de l’administration foncière doivent aider à la mise en œuvre de politiques, par exemple en matière de restitution des terres et de réinstallation. Ils doivent suivre et évaluer l’efficacité de ces politiques.

2.14 Au cours de la période postérieure au conflit, les populations modifient souvent les stratégies visant à assurer leurs moyens d’existence. Une stratégie de survie durant un conflit et immédiatement après peut privilégier une production agricole permettant d’atteindre rapidement d’importants rendements, ainsi que l’accès à des ressources naturelles comme les denrées vivrières poussant à l’état sauvage, le gibier, le bois de chauffage et l’eau. À un stade ultérieur, une stratégie visant à assurer des moyens d’existence peut porter sur l’accès à la terre et à l’eau à proximité des réseaux de transport afin de permettre l’enlèvement des produits à destination des marchés. Un changement de stratégie peut également supposer une migration des zones rurales vers les centres urbains. Le passage d’une stratégie de crise à une stratégie adaptée au développement risque de prendre du temps. Il entraîne souvent une modification des priorités des populations vers différents types de ressources naturelles et d’autres biens.

Caractéristiques du cadre post-conflit

2.15 La présente section fournit un aperçu des particularités que présente un pays émergeant d’un conflit violent. Les caractéristiques des régimes fonciers sont présentées au chapitre 3. Les guerres civiles sont souvent longues et de nombreux conflits durent plus d’une dizaine d’années. Au Liban, la guerre civile a duré 17 ans. L’Afghanistan a été le théâtre d’un conflit pendant plus de 20 ans, le Guatemala pendant plus de 30 ans et le Soudan pendant plus de 40 ans. Lorsque des pays sont victimes d’actes de violence généralisés durant de telles périodes, il en résulte souvent une crise humanitaire (voir encadré 1).

2.16 Pertes en vies humaines. Avant que la paix ne s’instaure dans un pays victime d’un conflit violent de longue durée, un nombre considérable de personnes auront probablement trouvé la mort ou subi des violences physiques. On estime à plus de 3 millions le nombre de personnes tuées au cours du conflit qui a ravagé la République démocratique du Congo. Le reste de la population a souvent été victime de lésions corporelles ou d’amputations après avoir marché sur des mines et vit dans la crainte constante d’actes de violence. Les pertes en vies humaines peuvent avoir pour origine des désaccords ethniques ou religieux. Dans certains conflits, la majorité des victimes appartiennent à des groupes spécifiques. Dans d’autres, les atrocités sont commises par toutes les factions.

ENCADRÉ 1
CARACTÉRISTIQUES DES PAYS ÉMERGEANT D'UN CONFLIT VIOLENT

Les pays émergeant de conflits violents présentent certaines caractéristiques communes:

  • Une grande partie de la population, quand elle n'a pas succombé, a subi des violences corporelles et continue de vivre dans la crainte.

  • Disette et famine. En particulier des femmes et enfants et des groupes vulnérables en général.

  • À la suite des déplacements massifs de populations, il existe un grand nombre de réfugiés et de personnes déplacées internes (dans leur propre pays DI). Une grande partie des déplacements de population peut être imputable à des évictions forcées. Il arrive qu'un grand nombre de personnes déplacées s'installent sur des terres sans autorisation.

  • Persistance de tensions politiques et ethniques, dues au retour des populations contraintes à fuir leurs terres et à la confrontation avec les personnes qui les en ont dépossédées.

  • Destruction d'infrastructures sur une grande échelle.

  • Graves dégradations de l'environnement.

  • Paralysie générale des services publics ne disposant que d'une capacité réduite pour entreprendre le relèvement du pays.

  • Législation discriminatoire.

  • Pénurie de fonctionnaires convenablement formés.

  • Destruction à grande échelle des archives et des données.

2.17 Disette et famine. De graves pénuries de nourriture caractérisent généralement les pays victimes de conflits, la production et la distribution de vivres étant désorganisées. Les difficultés rencontrées pour avoir accès aux terres, aux semences, aux outils agricoles, au bétail et aux capitaux de façon organisée peuvent aggraver l’insécurité alimentaire, notamment lorsque les stocks de nourriture sont réduits et que les récoltes sont encore sur pied. Le manque chronique de nourriture, outre qu’il affaiblit physiquement la population, limite sa capacité de travail.

2.18 Déplacements de population. La violence entraîne généralement l’exode d’une grande partie de la population, qu’il s’agisse de réfugiés ou de DI. Dans de nombreux cas, ces déplacements sont la conséquence d’évictions forcées. Un grand nombre de personnes déplacées peuvent être contraintes de s’installer sur des terres sans posséder aucun titre. Lorsque les conflits se prolongent, les déplacements de population peuvent concerner plusieurs générations. La section ci-après décrit plus en détail l’exode de la population et son retour vers ses foyers d’origine.

2.19 Conséquences sociales et psychologiques. Il arrive que de nombreux survivants soient extrêmement traumatisés. Confrontées à des scènes de meurtre, de viol et de torture, les personnes déplacées sont séparées de leurs proches, et perdent leur emploi. Cette situation peut provoquer chez elles des troubles psychologiques, les empêchant ainsi de retrouver des moyens d’existence à l’issue du conflit. Les conditions de vie peuvent susciter des tensions et des affrontements, un grand nombre de personnes étant contraint de vivre dans un espace insuffisant, logement de fortune au statut de plus en plus permanent. Les pays émergeant d’un conflit manquent souvent des moyens nécessaires pour traiter des victimes traumatisées.

2.20 En général, les conflits n’ont pas les mêmes conséquences pour les hommes et pour les femmes. Les hommes sont davantage susceptibles d’être recrutés, volontairement ou de force, par l’une des factions en présence. Ils peuvent aussi être tués ou faits prisonniers. Les femmes ayant ainsi des responsabilités accrues dans la prise en charge des enfants et des membres âgés de la famille avec cependant un accès plus limité aux ressources. Avec les enfants, elles représentent généralement la majorité des personnes déplacées indigentes. Il arrive qu’elles aient vécu avec la crainte permanente d’être violées, les différentes factions pouvant même utiliser sciemment les violences sexuelles et la torture comme une arme. Parfois, elles sont violentées au moment où elles fuient leur village ou dans les camps créés pour les personnes déplacées. Elles sont aussi victimes de viols collectifs et autres types d’agressions entraînant des lésions graves, voire la mort, des maladies sexuellement transmissibles et des grossesses involontaires. Les femmes violées peuvent aussi être rejetées ou maltraitées par leur propre communauté. Lorsque les hommes sont restés, la répartition des tâches hors du foyer peut placer la famille devant un choix difficile: exposer les femmes au risque d’être violées et les hommes au risque d’être tués dans l’hypothèse où ils seraient pris par des factions rivales.

2.21 Les enfants sont, eux aussi, touchés par le conflit. Les jeunes garçons sont parfois enlevés et enrôlés de force. Ceux qui s’échappent sont parfois pris pour des combattants par la partie adverse, qui les prend pour cible. Les filles peuvent subir des violences sexuelles, quand elles n’ont pas été enlevées pour servir aux combattants d’ «épouses temporaires». Dans les pays où les jeunes filles ont pour tâche d’aller chercher du bois de chauffage et de l’eau et de garder les troupeaux loin des zones de peuplement sûres, elles sont plus exposées que leurs aînées.

2.22 Évolution des valeurs et des attentes. Les conflits peuvent entraîner de profonds changements des valeurs et des attentes de certains. Cette évolution ne touchant pas la totalité ni même la majorité de la population,peut avoir pour effet d’aggraver les tensions entre ses différentes composantes. Dans un certain nombre de conflits, les femmes présentes dans les camps de réfugiés ont créé des associations pour améliorer leurs conditions de vie. Ce changement de comportement des femmes peut avoir été spontané ou encouragé par des ONG internationales. Il n’entraîne pas nécessairement une modification de l’attitude des hommes. L’accession des femmes à l’autonomie durant le conflit suscite parfois chez les hommes le sentiment d’une perte de pouvoir, en particulier dans les camps, où leur rôle traditionnel de soutien de famille est exercé par les organismes d’assistance. Les organisations féminines créées pendant le conflit peuvent ensuite renforcer le rôle des femmes et travailler au renforcement de leur pouvoir politique et économique. La responsabilisation croissante des femmes à l’issue du conflit peut être vue d’un mauvais œil par les hommes qui, souhaitant un retour aux conditions sociales et aux structures de pouvoir antérieures, s’y opposent.

2.23 Les conflits peuvent aussi favoriser la transmission du pouvoir d’une génération à une autre. Dans de nombreuses sociétés, l’âge inspire le respect. Toutefois, les chefs traditionnels sont souvent mal préparés pour faire face aux conditions nouvelles prévalant dans les camps de réfugiés et les camps de peuplement. Les jeunes s’adaptent plus aisément quand leurs connaissances linguistiques leur permettent de communiquer directement avec le personnel des organismes d’aide internationaux. Ayant un parcours scolaire plus long que leurs aînés, ils sont parfois recrutés par des ONG. Partant, l’amélioration de leur situation au plan politique et économique peut pénaliser les hommes plus âgés de la communauté.

2.24 La découverte des modes de vie urbains modifie les comportements et les attitudes. D’un côté, les déplacements peuvent accélérer le processus d’urbanisation. Les populations ayant fui les zones rurales pour se réfugier dans des agglomérations, plus sûres, peuvent avoir bénéficié de services tels que l’éducation, les soins de santé ou l’électricité et avoir été exposés à toute une série de biens de consommation. Il arrive qu’elles hésitent à regagner les zones rurales et à se priver ainsi de ces agréments. D’un autre côté, les populations qui regagnent les zones rurales peuvent y véhiculer des valeurs et des perceptions propres aux centres urbains.

2.25 Destruction des infrastructures et des habitations. Les conflits entraînent généralement la destruction de bon nombre d’habitations et autres biens appartenant à des civils. En outre, les infrastructures nécessaires à une gouvernance minimum comme les équipements de transport (routes, voies ferrées, ponts, aéroports et ports), les moyens de communication (radio et télévision) et les immeubles (bureaux, tribunaux et services d’archives) sont souvent détruites.

2.26 Capacité limitée de l’État. Au cours du conflit, l’État est parfois partiellement ou totalement incapable d’exercer son autorité dans certaines parties du pays. L’impuissance des services de l’État est surtout perceptible dans les zones de combat ou dans les régions contrôlées par les forces rebelles. Des affrontements de longue durée se traduisent généralement par une diminution de l’autorité de l’État dans l’ensemble des régions, les ressources financières étant détournées de leur destination d’origine au profit d’activités liées au conflit.

2.27 Lorsque les hostilités cessent, l’administration centrale et locale est souvent dans l’incapacité de gérer la reconstruction. Les grands projets de construction et de développement étant complexes, leur planification et leur gestion posent, y compris lorsque la situation est stable, des difficultés aggravées par le manque de moyens caractérisant généralement les pays émergeant d’un conflit. L’État peut ne pas être en mesure de fournir aux populations regagnant leur foyer des vivres et des services tels que la santé, l’éducation, l’approvisionnement en eau et l’assainissement. Les administrations peuvent manquer de personnel expérimenté à tous les niveaux, les fonctionnaires ayant fui ou trouvé la mort et leur matériel et locaux avoir été détruits. Il existe souvent un manque de coordination entre les services de l’État, de même qu’entre ceux-ci et les organismes d’aide. Ainsi, il a pu être décidé d’alimenter une zone en électricité ou en eau, mais celle-ci peut être inaccessible parce que le réseau routier n’a pas été remis en état ou elle peut être privée de services sociaux indispensables. En outre, il arrive que la légitimité du gouvernement soit contestée par ceux-là mêmes qui ont été ses adversaires. Les tensions existant à l’échelon local et national peuvent engendrer des actes violents, les détenteurs d’armes à feu étant encore nombreux et l’État dans l’incapacité de régler les différends en faisant respecter la légalité.

2.28 Dans la situation chaotique qui prévaut, les risques de corruption sont d’autant plus élevés. En l’absence de procédures comptables, les fonds destinés à la reconstruction sont souvent détournés. Ceux qui ont accès aux profits rendus possibles par la victoire de leur camp ont tendance à s’opposer aux efforts visant à rétablir une bonne gouvernance.

2.29 Manque de financement. La plupart des pays émergeant d’un conflit déjà pauvres et endettés avant le début des hostilités, ne sont pas en mesure d’assurer l’acquittement de la dette lors du conflit ce qui accroît leur niveau d’endettement. En conséquence, l’administration centrale et locale tend à être fortement tributaire de la communauté internationale. La demande de financement excède généralement les ressources disponibles pour le relèvement et la reconstruction. Les stratégies mises en place sont souvent impossibles à appliquer en raison du manque de ressources disponibles. Les estimations de coût initial sont souvent très inférieures aux besoins effectifs.

2.30 Dépossession des programmes de relèvement. Les pays émergeant de conflits violents ont souvent besoin de l’aide internationale, mais la nature et la portée de l’assistance requise peuvent varier considérablement. Dans certains cas, le gouvernement qui était en fonction avant les hostilités reste en place au terme du conflit; dans d’autres, un nouveau gouvernement national est formé. Dans les deux cas, la communauté internationale réagit en appuyant les efforts du gouvernement pour remettre sur pied l’infrastructure physique, sociale, économique, politique et administrative. Parfois, la communauté internationale met en place une administration chargée elle-même d’assurer la gouvernance. Ainsi, en Bosnie-Herzégovine, l’Accord de paix de Dayton a créé le Bureau du Haut Représentant pour contrôler la mise en place des aspects civils de l’Accord. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a mis en place au Kosovo une mission dotée de larges pouvoirs législatifs, et au Timor-Leste une administration provisoire investie d’un important pouvoir législatif et exécutif.

2.31 Des interventions internationales s’imposent souvent en raison de la faiblesse des moyens nationaux. Dans des cas extrêmes, les autorités neutres imposées par la communauté internationale jouent un grand rôle dans l’élimination de politiques, de lois et de pratiques discriminatoires qui, sans leur intervention, auraient pu perdurer. Toutefois, les interventions de la communauté internationale suscitent incontestablement des tensions liées au fait de savoir si les politiques sont nationales ou imposées par l’étranger.

Déplacement des populations et retour des réfugiés et déplacés internes

2.32 Les conflits entraînent des déplacements massifs de population, créant ainsi un grand nombre de réfugiés et de DI. Quelque 75 pour cent de la population a été déplacée au Timor-Leste; en Sierra Leone et en Bosnie-Herzégovine, près de la moitié de la population a fui les combats, une partie trouvant refuge dans les pays voisins. Les populations sont souvent expulsées par la force. Les personnes déplacées n’ont en général pas le temps de se préparer et fuient en abandonnant à peu près tout. Elles reçoivent alors des avis contradictoires des gouvernements, des forces armées et des organismes d’aide, et sont souvent contraintes de s’installer sur des terres sans être en possession d’un titre officiel. Ces déplacements de population peuvent mettre en jeu plusieurs générations, lorsque les conflits durent des dizaines d’années.

2.33 Des communautés entières ont été contraintes de se réinstaller dans des «villages protégés» placés sous le contrôle de l’armée. Les déplacements forcés de civils par des gouvernements sont autorisés par la Convention de Genève lorsqu’ils ont pour objet de protéger des populations contre les attaques de rebelles, entourés cependant d’un certain nombre d’obligations, notamment la distribution de nourriture et d’eau et la mise à disposition d’un abri. Bien que la nécessité de protéger la population puisse servir d’alibi, ces relogements sont effectués dans un souci délibéré de contrôler certaines zones en les vidant de leur population. Les forces rebelles peuvent interdire les établissements humains dans les zones qu’elles occupent afin de soustraire des populations au contrôle du gouvernement. À l’inverse, les forces gouvernementales exercent parfois des représailles contre des villages suspectés d’accueillir des troupes rebelles ou d’abriter des sympathisants. Les agissements des deux parties rivales peuvent causer la mort de villageois, la destruction de maisons et de stocks de nourriture ainsi que le déplacement des survivants.

2.34 Sur le plan juridique, il existe une importante distinction entre réfugiés et DI. Les réfugiés sont des personnes qui fuient leur foyer pour trouver la sécurité dans un autre pays. Les obligations juridiques des pays sont définies par la Convention relative au statut des réfugiés (1951) et par son protocole (1967). Les DI sont des personnes ayant fui la violence, mais sans franchir les frontières nationales. De ce fait, elles sont soumises aux lois nationales et peuvent donc ne pas être protégées par le droit international. Les réfugiés bénéficient souvent d’une protection dans le cadre de structures bien définies, alors que les DI tendent à échapper à la vigilance des organisations internationales.

2.35 Le retour des réfugiés se fait généralement dans le cadre d’accords spécifiques négociés à l’issue du conflit. La Convention relative au statut des réfugiés contient des clauses de cessation définissant les périodes à l’issue desquelles une personne ne peut plus prétendre au statut de réfugié. En revanche, le droit international ne définit pas le moment à partir duquel les DI réintègrent la société et les décisions prises à leur sujet peuvent l’être de façon arbitraire. En raison de l’application de critères différents par les Etats, le nombre de DI, voire l’existence même d’un problème de DI dans un pays donné, peut être contesté.

2.36 Un DI peut acquérir le statut de réfugié en traversant une frontière internationale. Inversement, la perte du statut de réfugié à l’issue d’un accord de paix peut entraîner une augmentation du nombre de DI si les réfugiés sont dans l’incapacité de regagner leur foyer d’origine. Le nombre de réfugiés, de DI et d’anciens combattants rentrant chez eux au terme d’un conflit peut être très élevé, mais connaître la date de leur retour n’est pas aisé. Beaucoup de DI ont pu conserver l’anonymat durant le conflit par crainte des persécutions, dans le même sens, le retour spontané des réfugiés peut ne pas apparaître dans les statistiques officielles.

2.37 La sécurité constitue souvent l’un des principaux motifs de préoccupation dans les zones soumises à une tension continue. Certains réfugiés et DI hésitent à regagner les zones dont ils ont été expulsés par la force parce qu’ils jugent la situation encore instable. Il arrive aussi que des régions d’un pays donné soient classées comme sûres alors que la situation demeure incertaine.

2.38 L’une des préoccupations premières de nombreuses personnes regagnant leur foyer d’origine est d’arriver à disposer de moyens d’existence durables. Les possibilités d’emploi sont généralement réduites, notamment dans les zones rurales. Certaines terres ne se prêtent pas à l’agriculture en raison de la présence de mines ou de la végétation qui les a envahies quand elles étaient à l’abandon. La population découvre quelquefois qu’elle n’a plus accès à des vivres ou à l’eau ainsi qu’à des services tels que l’éducation et la santé comme dans les villes ou les camps de peuplement. Faute de pouvoir exploiter des terres ou trouver d’autres emplois, une partie cherche à gagner les centres urbains.

2.39 Des désaccords peuvent apparaître entre les réfugiés et les DI lorsqu’ils sont de retour chez eux. Certains programmes privilégient le retour des réfugiés, alors même que les deux catégories ont été contraintes de fuir pour les mêmes raisons. Les DI peuvent mal supporter que les réfugiés aient bénéficié d’une assistance et parfois d’un emploi lorsqu’ils se trouvaient dans un autre pays, ou encore qu’ils rentrent au pays avec des biens utilitaires neufs acquis à l’étranger. Les programmes peuvent également distinguer différentes catégories de réfugiés, ceux qui ont fui à une certaine époque n’étant pas forcément traités comme ceux qui ont fui lors d’un exode ultérieur.


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