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3. REGIME FONCIER DANS LES PAYS EMERGEANT D’UN CONFLIT


3.1 Les conflits violents se traduisent généralement par des changements notables dans les régimes fonciers et l’administration foncière. Ils peuvent entraîner des déplacements massifs de populations. Les communautés d’accueil vivant dans des zones sûres se trouvent alors confrontées à une concurrence accrue pour l’accès à la terre, aux forêts et à l’eau avec l’arrivée en masse de personnes déplacées. Les services de l’administration foncière peuvent ne plus disposer de personnel, de registres fonciers et d’équipements. La cessation des hostilités permet le retour des habitants et la fin de l’instabilité. Elle peut aussi se traduire par une modification des rapports de pouvoir au sein de la société et par une lutte acharnée pour les terres.

3.2 Le présent chapitre s’adresse à deux types de publics. Il propose aux concepteurs des projets d’urgence une description des régimes fonciers et de l’administration foncière, et informe ceux-ci, mais aussi les spécialistes des régimes fonciers et de l’administration foncière, des conditions prévalant généralement dans les pays émergeant de conflits violents. Les moyens possibles de s’adapter à ces conditions sont définis aux chapitres 4, 5 et 6. La dernière section du présent chapitre traite de la nécessité de prendre en considération les régimes fonciers dans les projets d’urgence.

Régime foncier et administration foncière

3.3 Les régimes fonciers ont trait aux relations entre les personnes, qu’il s’agisse de particuliers ou de groupes, du point de vue des ressources foncières et d’autres ressources naturelles. Ce lien peut être défini par un texte de loi ou par la coutume. Le régime foncier est une institution, à savoir des règles inventées par la société pour régir les comportements. Il définit la façon dont les droits à la terre sont attribués au sein des sociétés. Il définit aussi l’accès aux terres de même que les droits de gérer, d’utiliser et de transférer des terres ainsi que les responsabilités et contraintes qu’ils imposent. De façon plus simple, les régimes fonciers indiquent qui peut utiliser telle ou telle ressource foncière, pendant combien de temps et sous quelles conditions.

3.4 Les droits sur une terre et sur les habitations qui peuvent s’y trouver sont considérés en droit international comme des droits de l’homme régis par des conventions telles que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1969), la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1981) et la Convention relative au statut des réfugiés (1951).

3.5 On distingue généralement quatre catégories de régimes fonciers:

1. Propriété privée: les droits sur la terre sont attribués à une entité privée qui peut être un particulier, un couple marié, un groupe de personnes ou une personne morale (entité commerciale ou organisation à but non lucratif, par exemple). Ainsi, au sein d’une communauté, des familles peuvent posséder des droits exclusifs sur des lots bâtis, des parcelles agricoles et certains arbres. Les autres membres de la communauté peuvent être empêchés d’utiliser ces ressources sans le consentement des détenteurs des droits.

2. Biens communautaires: au sein d’une communauté, tous les membres peuvent partager le droit d’utiliser de façon indépendante les biens communautaires. Ainsi, ils peuvent être autorisés à faire paître du bétail sur un pré communal.

3. Libre accès: personne ne bénéficie de droits spécifiques et personne ne peut en être exclu. L’exemple type de cette catégorie est le régime marin, en vertu duquel l’accès à la haute mer est généralement ouvert à tous; ce statut peut également s’appliquer à des terres de parcours et des forêts, l’accès aux ressources étant libre. (Une importante différence entre les biens librement accessibles et les biens communautaires réside dans le fait que ces derniers sont interdits à quiconque n’est pas membre de la communauté.)

4. Propriété publique: les droits de propriété sont attribués à une entité du secteur public. Ainsi, dans certains pays, les terres boisées peuvent être placées sous l’autorité de l’État (gouvernement central ou collectivité locale).

Ces différentes catégories peuvent coexister au sein d’une société donnée. Ainsi, dans un même pays, il peut exister des prés communaux, des parcelles loties et des parcelles agricoles privées, et des forêts domaniales.

3.6 Dans la pratique, une parcelle de terre peut donner lieu à des droits multiples: droits de vente, droit d’utilisation aux termes d’un bail ou droit de passage. Les droits peuvent être détenus par plusieurs personnes ou groupes différents. Cette situation a donné naissance à la notion de «faisceau de droits», l’ensemble des droits afférents à une parcelle de terre pouvant être comparé à un faisceau de branches. Chacun des droits peut être détenu par différentes personnes, acquis de différentes manières et conservé pendant différentes périodes. Ainsi, le faisceau de droits peut être partagé entre un propriétaire et un bailleur et donner lieu à un contrat de location conférant à ce dernier le droit d’utiliser la terre dans des conditions spécifiées. Si l’exploitation est hypothéquée, le créancier peut, au titre de l’un des droits qu’il détient, récupérer le prêt impayé grâce à la vente du bien hypothéqué en cas de défaut de paiement. Un agriculteur voisin peut, en vertu de l’un des droits dont il est titulaire, traverser la terre pour mener du bétail à un cours d’eau.

3.7 Il peut être parfois utile de simplifier la représentation des droits à la terre en distinguant:

Généralement, les membres les plus pauvres de la communauté ne disposent que des droits d’usage. Ainsi, il arrive qu’une femme ait le droit d’utiliser une terre pour la cultiver dans le but de nourrir la famille, tandis que son conjoint peut en tirer des profits en vendant sur le marché les divers produits de la terre. Si ce type de simplification peut être utile, la façon précise dont les droits à la terre sont effectivement répartis et détenus est parfois très complexe.

3.8 D’une manière générale, on établit une distinction entre les droits fonciers «formels» et «informels». Cette distinction peut poser des problèmes de compréhension, dans la mesure où certains droits dits informels peuvent présenter, dans la pratique, un caractère tout à fait officiel et sûr dans le contexte qui leur est propre. En dépit de ces problèmes, la classification entre droits formels et informels peut déboucher sur une analyse utile.

3.9 Les droits fonciers formels sont explicitement reconnus par l’État et pouvant être protégés par la loi. Les droits informels sont ceux qui ne bénéficient pas d’une reconnaissance et d’une protection officielles. Dans certains cas, ils sont illégaux; autrement dit, les droits sont détenus en violation de la loi. Un cas extrême est celui de squatters occupant un site en dépit d’un arrêté d’expulsion. Dans de nombreux pays, la détention illégale de biens est la conséquence d’une législation inappropriée. Ainsi, la loi peut imposer une taille minimum pour les exploitations, alors que dans la réalité les dimensions sont beaucoup plus réduites en raison de partages informels entre les héritiers. Dans d’autres cas, les droits informels pourraient être qualifiés d’extralégaux, c’est-à-dire non pas contraires à la loi, mais non reconnus en droit. Dans certains pays, les biens coutumiers détenus par les indigènes en milieu rural relèvent de cette catégorie. On distingue souvent les régimes statutaires ou régimes reconnus officiellement, d’une part, et les régimes coutumiers ou régimes traditionnels, d’autre part. Cette distinction a tendance à s’estomper aujourd’hui dans un certain nombre de pays, notamment en Afrique, où les régimes coutumiers bénéficient d’une reconnaissance juridique officielle. Régimes formels et informels peuvent coexister. Ainsi, dans un pays où l’affermage est interdit, une personne possédant un droit de propriété officiellement reconnu sur une terre peut la donner à ferme de façon illicite à un paysan sans terre.

3.10 Ces différentes formes de régime foncier peuvent donner lieu à une structure complexe de droits et d’intérêts. La situation se complique lorsque des droits prévus par la loi sont concédés sans qu’il soit tenu compte de droits coutumiers existants, par exemple à des fins de culture et de pâturage. Cette contradiction entre droits de jure (existant en vertu d’une loi écrite) et de facto (c’est-à-dire dans les faits) se produit souvent dans des régions où l’environnement est dégradé.

3.11 La sécurité de jouissance est la certitude que les droits d’une personne sur une terre seront reconnus par des tiers et protégés en cas de contestation. Les personnes dont la sécurité de jouissance est précaire sont exposées au risque de voir leurs droits menacés par des revendications concurrentes, voire supprimés à la suite d’une expulsion. L’étendue de la sécurité de jouissance dépend dans une large mesure de la façon dont elle est perçue. Ses composantes peuvent varier en fonction du contexte. Ainsi, lorsqu’une personne ayant le droit d’utiliser une parcelle de terre pendant les six mois que dure la période de végétation est à l’abri d’une expulsion durant ce laps de temps, on peut considérer qu’il y a sécurité de jouissance. Néanmoins, on ne peut attendre de quelqu’un dont les droits d’utilisation se limitent à six mois qu’il plante des arbres, qu’il investisse dans des ouvrages d’irrigation et qu’il prenne des mesures pour freiner l’érosion des sols, la période de jouissance étant trop brève pour que l’investissement soit rentable. La jouissance n’est pas sûre dans le cas d’investissements à long terme, même si elle l’est pour des investissements de courte portée.

3.12 Si dans certains pays la sécurité de jouissance est assimilée au droit de vendre et d’hypothéquer, cela n’est pas le cas dans la plupart des autres. Les populations vivant dans les régions où les régimes fonciers coutumiers sont sûrs peuvent bénéficier d’une sécurité de jouissance sans posséder le droit de transférer le bien ou en détenant des droits strictement limités; ainsi, les cessions peuvent être limitées aux héritiers par voie successorale ou les ventes aux membres de la communauté.

3.13 L’origine de la sécurité de jouissance peut varier en fonction du contexte. Elle peut découler de la reconnaissance ou de la protection des droits d’une personne par:

Dans certains pays, la sécurité de jouissance peut aussi être assurée par des structures exerçant leur contrôle par la force, comme les seigneurs de guerre qui imposent leur pouvoir en l’absence d’État durant les périodes marquées par des troubles civils.

3.14 L’administration foncière est l’ensemble des systèmes et procédures par lequel les règles des régimes fonciers sont appliquées dans la pratique, incluant:

L’administration foncière comporte une dimension coercitive destinée à garantir l’application des règles existant en matière foncière.

3.15 Dans la plupart des pays victimes de conflits violents, les systèmes officiels d’administration foncière gérés par l’État ne sont souvent utilisés que pour les terres d’une valeur économique élevée, c’est-à-dire une petite partie seulement des terres du pays considéré. Les systèmes officiels d’administration foncière n’ont souvent pas la capacité voulue pour fonctionner efficacement, même en l’absence de conflits violents. Dans les pays victimes de conflits, ce sont généralement des systèmes informels ou coutumiers d’administration foncière qui s’appliquent sur la majeure partie du territoire.

Accès à la terre durant les périodes faisant suite au conflit

3.16 Durant le conflit, les causes pour lesquelles certains sont privés de leurs terres sont diverses:

3.17 À la suite du conflit, des ruraux ayant fui les campagnes peuvent rechercher des terres pour s’installer dans des zones urbanisées. D’autres réfugiés et DI regagnent leurs foyers, soit spontanément, soit dans le cadre d’un mouvement organisé. Le retour des réfugiés est régi par la Convention relative au statut des réfugiés. Il n’existe pas de législation internationale équivalente pour les DI, mais leur droit au retour est défini par le HCR dans ses «principes directeurs sur les déplacements intérieurs», qui constituent un cadre non contraignant concernant le retour et la réintégration des populations. En application de ces principes que les DI doivent être en mesure de rentrer dans leur foyer ou de se réinstaller dans une autre région du pays. Les droits des réfugiés et des DI à retrouver leur foyer et lieu de résidence habituel a été réaffirmé dans des résolutions de la Sous-Commission des droits de l’homme (2002/30) et de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des minorités (1998/26) de l’Organisation des Nations Unies. De plus, certains accords de paix tels que l’Accord de Dayton concernant la Bosnie-Herzégovine portent sur la restitution des biens.

3.18 Lorsque les réfugiés et les DI regagnent leur région d’origine, leurs terres sont souvent occupées. Dans certains cas, les nouveaux occupants ont utilisé la force pour accaparer les terres ou bénéficié de lois discriminatoires pour les acquérir en tant que biens vacants. Dans d’autres cas, il s’agit aussi de victimes du conflit ayant fui d’autres régions. Il est donc fréquent que ceux qui regagnent leur foyer ne puissent récupérer leur bien sans en évincer les occupants. Il arrive que ceux-ci conservent la propriété de leur propre bien tout en occupant le bien d’autrui. On parle alors de double occupation. Il est possible que les occupants s’opposent par la violence aux tentatives de récupérer le bien. Les populations dans l’incapacité de regagner leur terre d’origine tentent de se réinstaller ailleurs.

3.19 Les possibilités d’accéder à la terre sont différentes pour les hommes et les femmes. Les conflits violents peuvent avoir pour conséquence une augmentation du nombre des ménages ayant à leur tête une femme, mais l’attribution de terres à l’issue du conflit peut continuer de favoriser les hommes. L’accès des veuves à la terre peut s’avérer particulièrement difficile dans certains systèmes fonciers coutumiers.

3.20 Il arrive que les programmes d’attribution de terre à des bénéficiaires soient utilisés de façon abusive. Ainsi, les personnes pouvant prétendre à l’attribution de terre, comme les personnes déplacées et les anciens combattants, vendent parfois leur terre sur le marché foncier non officiel et soumettent ensuite une autre demande ailleurs.

3.21 De grands groupes privés recherchent parfois des terres dans des pays émergeant d’un conflit. Des millions d’hectares de forêts et de terres agricoles ont ainsi été attribués à des entreprises commerciales et à des particuliers intéressés par des investissements et une exploitation de longue durée. La spéculation foncière et l’accaparement de terres par les élites sont parfois monnaie courante. Elles risquent d’opposer les faibles aux puissants bénéficiant de relations et de donner le sentiment aux premiers qu’ils ont été dépossédés des bienfaits de la paix.

3.22 Certaines terres peuvent être irrécupérables en raison de la présence de mines et d’explosifs. Il s’agit généralement des terres situées durant le conflit sur la ligne de front, d’ailleurs susceptible de se déplacer au fil des années, lesdites terres pouvant avoir été minées sur une vaste superficie. L‘exode massif des populations fuyant les combats conduit au retour d’un grand nombre de personnes vers des zones où la concentration d’explosifs est élevée. Il est rare que l’emplacement des mines soit indiqué dans des documents au moment où elles sont posées. L’enlèvement des mines terrestres prend du temps et le retour des populations coïncide rarement avec les opérations de déminage. En conséquence, les mines continuent de tuer et de mutiler les réfugiés et les DI,et retardent la réalisation des programmes agricoles destinés à assurer la sécurité alimentaire.

Administration foncière durant les périodes postérieures au conflit

3.23 Registres fonciers. A l’occasion de maints conflits, les registres fonciers sont délibérément détruits par une ou plusieurs des forces en présence. Ces documents contiennent souvent des informations qui servent les intérêts des uns, mais pas des autres. Un groupe contraint de se retirer d’une région peut subtiliser des registres qui servent ses intérêts et détruire ceux qui sont favorables à l’opposition. On estime qu’au Timor-Leste 80 pour cent des registres ont été détruits. Les documents en possession des particuliers, souvent abandonnés dans la précipitation de l’évacuation, ont aussi été détruits. En l’absence de registres fonciers, il est difficile de faire valoir des droits.

3.24 Il arrive que les registres fonciers soient sauvegardés. Parfois, le personnel du service du cadastre a pu les récupérer et les dissimuler pour les protéger. Toutefois, les registres ayant échappé à la destruction ne peuvent pas toujours être acceptés en l’état. Il arrive qu’ils n’indiquent pas le nom de l’actuel propriétaire:

3.25 Dans d’autres cas, les registres indiquent comme propriétaire officiel une personne ayant acquis la terre par la force ou frauduleusement:

3.26 Dans d’autres cas encore, les réfugiés et DI rentrés pour récupérer leur bien découvrent qu’il est occupé par des personnes qui en sont devenues les propriétaires légitimes durant le conflit. Ainsi, les bénéficiaires d’attribution de terres acquises par le gouvernement à la suite d’une expropriation illicite peuvent les avoir revendues à des acquéreurs de bonne foi, qui figurent sur les registres comme propriétaires officiels.

3.27 Cadre juridique. La législation peut pécher à plusieurs titres. Certaines lois peuvent établir une discrimination à l’égard de groupes ethniques, c’est-à-dire instaurer des restrictions en matière de droits de propriété. Elles peuvent être appliquées de façon sélective au détriment de certains groupes. Elles peuvent aussi ne pas prévoir de garanties suffisantes pour les femmes, par exemple en ne leur reconnaissant pas le droit d’hériter.

3.28 La législation en vigueur peut ne pas tenir compte de certaines des réalités complexes propres à des pays émergeant d’un conflit, notamment la restitution de terres et la réinstallation de familles sur une grande échelle. Il peut ne pas exister de garanties juridiques et procédurales permettant la restitution de terres ou le paiement d’indemnités. Les démarches nécessaires pour permettre à un propriétaire de récupérer son bien peuvent ne pas être définies. En raison de nombreuses zones d’ombre, il peut être impossible de déterminer clairement le propriétaire légitime d’un bien.

3.29 Une nouvelle législation peut avoir été adoptée dans la précipitation, sans qu’on en ait bien mesuré les conséquences. La législation permettant d’accéder à la terre peut être incompatible avec une autre législation. La législation en matière foncière peut changer de nombreuses fois et.dans ce cas, les juges et autres fonctionnaires concernés ignorer la législation et la réglementation applicables.

3.30 Tribunaux. Souvent, il n’existe pas de procédures impartiales pour résoudre les différends dans les pays émergeant d’un conflit. Il peut ne pas exister de système judiciaire ou, parce qu’ils sont surchargés ou inefficaces, les tribunaux sont incapables de dire la loi. La corruption est parfois généralisée. Il peut ne pas exister d’autre mécanisme de règlement des différends. Il est possible que les règles permettant de rendre un jugement ne soient pas claires. Il peut arriver que les juges et autres auxiliaires de justice soient très peu au fait des procédures permettant d’avoir accès à la terre, lorsqu’il en existe, ou de concepts tels que le droit international ou les droits de l’homme.

3.31 Applications. Il se peut que les contentieux concernant les biens perdurent parce que les décisions de justice et ordonnances d’expulsion ne sont pas appliquées. Une décision judiciaire peut ne pas être suffisante pour permettre à quelqu’un de récupérer son bien. Les fonctionnaires et les politiciens qui souhaitent empêcher le retour des minorités refusent parfois d’appliquer des ordonnances d’expulsion lorsque leurs sympathisants sont en cause.

3.32 Communication. Il arrive que les programmes d’information du public, lorsqu’ils existent,, soient insuffisants. De nombreux DI, qui vivent parfois au sein de groupes dispersés, ne sont pas forcément informés des programmes ou des procédures de restitution. Des rumeurs risquent de se propager et de susciter un sentiment d’inquiétude.

3.33 Fonctionnement des services. La capacité d’exercer les fonctions liées à l’administration foncière est généralement limitée. Il arrive que les techniciens qualifiés et le personnel d’encadrement aient fui ou trouvé la mort. Au Rwanda, les trois quarts du personnel des services publics ont disparu, tandis que 80 pour cent des fonctionnaires de justice qualifiés ont péri ou choisi l’exil. Les véhicules, le matériel et les locaux ont souvent été détruits. L’exercice de la justice peut relever d’administrations différentes et dépendre à la fois du gouvernement central et des collectivités territoriales. La coordination des activités et la communication entre les services peuvent être limitées, voire inexistantes, ce qui peut conduire à des situations paradoxales telle que l’attribution de la même parcelle à plusieurs personnes par différents services, par exemple.

3.34 Le nombre de réfugiés et de DI regagnant leur foyer est parfois tellement élevé que les services de l’administration foncière sont dépassés. Leur réinstallation se fait souvent de façon non officielle. Les tentatives d’accélérer le processus par l’introduction de systèmes informatiques peuvent être vaines si les systèmes sont mal conçus et mal appliqués, et il peut en résulter de longs retards en raison de la faiblesse des moyens humains et techniques disponibles.

3.35 Corruption. L’absence de responsabilisation peut favoriser les détournements de fonds. Les commissions chargées d’allouer des terres aux réfugiés et aux DI peuvent se les réserver ou les attribuer à des parents. Les fonctionnaires de l’administration foncière sont parfois soumis aux pressions des élites. La corruption au quotidien peut être répandue; les requérants doivent alors verser des pots de vin.

3.36 Financement. La demande de financement est généralement supérieure aux ressources disponibles pour les programmes destinés à assurer l’accès aux terres et à améliorer l’administration foncière. Les stratégies qui sont conçues sont souvent irréalistes compte tenu du manque de ressources.

3.37 Degré de dépendance accru. La fragilité des gouvernements dans les pays émergeant d’un conflit peut renforcer l’influence de la communauté internationale. La coordination entre le gouvernement et les donateurs peut poser problème. Les interlocuteurs locaux ont parfois une autre interprétation des principes des droits de l’homme, par exemple en ce qui concerne la protection du droit à la terre des femmes et des minorités. Les priorités en matière de restitution, d’indemnisation ou de réinstallation et de réorganisation des services de l’administration foncière ne sont pas nécessairement identiques. Il peut exister des différences d’opinion quant à l’opportunité de remplacer les droits fonciers coutumiers par des régimes fonciers officiels ou de privatiser les ressources possédées en commun.

Terres relevant des règles coutumières

3.38 L’existence dans un pays de droits fonciers coutumiers pose toute une série de problèmes supplémentaires. Dans ces pays, les femmes et les veuves en particulier, peuvent rencontrer des difficultés pour avoir accès à la terre. Dans maintes sociétés coutumières, l’accès à la terre passe par les maris ou les hommes de la famille. Les femmes qui ont été déplacées en raison du conflit peuvent rencontrer des difficultés pour regagner leur foyer si leur mari ou leurs frères ont été tués.

3.39 L’accès des pasteurs à la terre peut jouer un rôle important. Il est parfois difficile de savoir de qui relèvent les terres dans les zones ou les pâturages arides. Dans certains pays, l’État possède en théorie les terres utilisées par les pasteurs, mais sans exercer son contrôle. Ces terres n’étant pas clairement délimitées sur le terrain, la situation est d’autant plus floue. Dans les régions arides, en raison de la variabilité des précipitations, la mobilité est un élément important de l’existence des pasteurs nomades et d’autres catégories. Les groupes de pasteurs se déplacent à l’intérieur du territoire communautaire. Leurs déplacements peuvent s’effectuer à l’échelon d’une région; ils migrent alors en empruntant des itinéraires sur une base saisonnière. Les droits d’accéder à la terre et aux points d’eau sont souvent négociés entre les différentes parties prenantes selon des modes traditionnels, par exemple lorsqu’il s’agit de fixer les droits de passage à travers différents territoires communautaires. Les modalités d’accès sont généralement fonction de l’organisation sociale, et des populations peuvent être entraînées dans un conflit en raison de leur appartenance à cette organisation. Les litiges liés à la terre ne se manifestent ainsi généralement pas de manière individuelle; ils éclatent et se règlent au sein de groupes sociaux.

3.40 Les droits coutumiers donnent rarement lieu à des écrits et la destruction des registres fonciers pose rarement des problèmes insurmontables dans les régions régies par le droit coutumier. Lorsque la structure coutumière est toujours en place, ce sont les chefs coutumiers qui doivent continuer à représenter la mémoire institutionnelle des détenteurs et de la nature des droits, mais aussi à allouer les terres et à trancher les litiges.

3.41 Des connaissances peuvent faire défaut lorsque les chefs coutumiers ont fui ou péri. Un conflit durable peut affaiblir les institutions coutumières et saper la crédibilité des notables, ainsi du cas d’un chef non respecté par les membres de la communauté, soit qu’il doive son pouvoir à l’une des forces en présence, soit qu’il ait provoqué le conflit pour occuper sa position.

3.42 Le droit coutumier coexiste souvent avec une législation officielle dans les situations caractérisées par ce qu’il est convenu d’appeler un pluralisme juridique. Les décisions concernant les terres prises à l’échelon local sont parfois fondées sur une combinaison de lois écrites et de règles coutumières, les différences d’interprétation étant importantes d’une région à l’autre. Ce pluralisme peut permettre à certains de choisir le cadre juridique qui leur donne le maximum de probabilités de faire valoir leurs droits sur un bien, on parle alors de «forum-shopping». Le pluralisme juridique peut présenter l’avantage de permettre à la population de s’adapter à l’évolution de la situation sociale, politique et environnementale, et de rendre possible l’existence de plusieurs régimes fonciers qui ont évolué en fonction des conditions locales. Un tel pluralisme peut aussi être dangereux, en cela qu’il favorise l’incertitude et la confusion quand des personnes cherchent par des voies différentes à faire valoir leurs droits sur la même parcelle de terre.

3.43 Lorsqu’ils coexistent, les régimes fonciers coutumiers et officiels peuvent évoluer à des rythmes différents. Après un accord de paix, on assiste souvent à une ruée vers les terres. Certains groupes sociaux peuvent tirer parti de la situation chaotique qui prévaut pour revendiquer à nouveau des droits historiques sur des terres qu’ils ont perdues dans le passé. L’acquisition de terres de façon informelle est possible lorsque des filières officielles n’existent pas ou qu’elles sont difficiles à utiliser. L’évolution d’un régime foncier coutumier ou informel se fait de manière plus rapide que la réorganisation du système d’administration foncière. En l’absence de structures gouvernementales officielles, les communautés peuvent modifier les systèmes coutumiers ou informels afin de les adapter à des conditions qui n’existant pas avant le conflit n’étaient pas soumises à des règles traditionnelles. Dans certains cas, des aspects du droit coutumier - l’accès des femmes à la terre par exemple - peuvent s’opposer aux nouvelles politiques antidiscriminatoires adoptées à l’issue du conflit.

Importance des régimes fonciers dans les situations post-conflit

3.44 Assurer un accès sûr à la terre est l’un des besoins humanitaires d’urgence à satisfaire et contribue largement à la stabilité sociale et économique à plus long terme. Cela permet d’aider les victimes des conflits à trouver un endroit pour vivre, un moyen de se procurer de la nourriture et une source de revenus. La sécurité de jouissance et la certitude de ne plus être expulsées permettent aux populations de retisser des liens économiques et sociaux. Plus généralement, elles permettent aux régions et au pays tout entier de se doter d’un système économique. Elles favorisent la réconciliation et les espoirs d’une paix durable (voir encadré 2).

3.45 Quelle que soit la cause d’un conflit, la perpétration d’actes de violence sur un vaste territoire et pendant une longue période engendre de nombreux problèmes liés au système foncier. Les populations qui ont été déplacées doivent récupérer leur bien ou se réinstaller ailleurs. Si ces problèmes ne sont pas résolus rapidement, le processus de paix risque d’être compromis. La résolution de certains problèmes, même importants, liés au régime foncier pourra se voir différée jusqu’à ce que le pays dispose des capacités voulues. Ainsi, les programmes du type réformes agraires à grande échelle bien que hautement complexes et parfois hors de portée pour un pays émergeant d’un conflit violent, doivent cependant être appliqués dès que les pays possèdent les moyens de les mettre en œuvre.

3.46 Trop souvent, les problèmes liés au régime foncier ne sont pas pris en compte pendant la période de relèvement et de reconstruction. Il arrive qu’ils soient laissés de côté, les responsables chargés de planifier la reconstruction d’un pays n’ayant pas conscience de la nécessité de les résoudre, soit parce qu’ils sont jugés trop complexes, soit par manque de volonté politique (les personnes ayant pris une part active au conflit peuvent en avoir profité pour acquérir des biens). Pour autant, le fait d’ignorer les problèmes liés au régime foncier ne les fait pas disparaître, et peut entraîner une recrudescence de la violence. Ainsi, dans certains pays émergeant d’un conflit, les organismes d’aide se sont efforcés d’assister les personnes déplacées en les installant sur des terres qui avaient été considérées à tort comme biens vacants, de sorte que les communautés locales avaient été dépossédées injustement de leurs droits sur ces terres. Les personnes déplacées en raison du conflit d’origine se voyaient ainsi impliquées dans un nouveau conflit lorsque les communautés tentaient de récupérer leur bien.

ENCADRÉ 2
NÉCESSITÉ DE RÉSOUDRE LES PROBLÈMES D'ACCÈS À LA TERRE

L'instauration d'une paix durable à l'issue de conflits violents peut être mise en péril par l'impossibilité de résoudre les questions liées au régime foncier. Un accord destiné à instaurer la paix dans un pays où la situation est encore incertaine peut être compromis par des litiges survenant au moment du retour des réfugiés et des DI. Assurer un accès à la terre dans des pays émergeant d'un conflit peut être difficile lorsque les terres font l'objet de plusieurs revendications contradictoires bien que légitimes. En outre, il importe de permettre l'accès à la terre des personnes vulnérables comme les femmes et les enfants, les personnes âgées et les minorités ethniques et politiques. La résolution des problèmes d'accès à la terre peut présenter plusieurs avantages:

  • En tant que mesure d'urgence, l'accès à la terre peut assurer de la nourriture, un abri et un accès à l'aide humanitaire pour les populations. Pour celles qui ont été contraintes de quitter leur foyer et qui ne savent pas où s'installer, il s'agit là d'une étape essentielle à la survie.

  • L'accès à des terres publiques (à titre temporaire ou permanent) peut assurer une stabilité lorsque les logements ont été détruits.

  • L'accès à la terre autorisé par une autorité légitime (tribunal ou administration indépendante) limite les risques de litiges fonciers susceptibles de compromettre la stabilité politique, sociale et économique.

  • La capacité de faire respecter les droits d'accès assure une certaine sécurité de jouissance et atténue la crainte d'expulsions arbitraires.

  • L'accès à la terre peut être la condition d'un retour à la stabilité économique et sociale. Il permet de disposer d'un lieu pour vivre, produire de la nourriture et travailler. Il rend possible la reconstitution du tissu industriel et le relèvement de l'agriculture. Il peut être à la base d'investissements étrangers et nationaux.

  • Pour ce qui est des territoires coutumiers, l'accès à la terre confère un sentiment d'identité et permet de créer un lien culturel avec l'environnement.


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