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L’agroécologie oasienne face aux sécheresses

By Adeline Derkimba* et Adel Moulai**

*Centre d’Actions et de Réalisations Internationales (CARI - France) et **Association pour la Protection de l’Environnement de Beni-Isguen (APEB - Algérie)

Sécheresse : ce qu’il faut savoir

La sécheresse, phénomène complexe variant selon les régions, se définit généralement comme un déficit en eau (Bootsma et al., 1996), exprimé par Précipitation P + Réserve Utile agricole RU < Évapotranspiration potentielle ETP (Trzpit, 1978). Parmi les quatre types existants (météorologique, agricole, hydrologique et socioéconomique), la sécheresse météorologique se caractérise par sa durée et son intensité, mesurées par l'écart aux moyennes climatologiques selon le régime de précipitations local (Wilhite et Glantz, 1985). Cet assèchement entraîne un ralentissement de la photosynthèse qui à son tour ralentit la croissance végétale, et détériore la santé des plantes. Lorsque la sécheresse météorologique se prolonge, elle peut entraîner une sécheresse hydrologique (baisse des cours d'eau, du niveau des retenues de surface, des lacs, voire nappes phréatiques), particulièrement critique quand la ressource est exploitée de manière intensive pour l'irrigation (Van Loon, 2015). Avec le changement climatique, la fréquence et l'intensité des sécheresses augmentent, par exemple dans la région méditerranéenne (IPCC, 2021), et accroissent la « pauvreté en eau » d'une région déjà en tension. Les impacts se répercutent sur l'ensemble des secteurs vitaux : production hydroélectrique, approvisionnement en eau domestique, santé publique, ainsi que sur l'économie (PIB, tourisme) et la stabilité sociale et politique des territoires (Edwards et al., 2019).

En matière d’agriculture, réduire le risque de sécheresse est une préoccupation majeure qui a des implications profondes sur la configuration des systèmes agricoles. Pour répondre à cette préoccupation, il faut d’abord définir le risque, qui est la probabilité de subir les impacts de la sécheresse sur une zone donnée. Des études du risque ont été réalisées (Meza et al., 2021; Naumann et al., 2014), et précisent trois facteurs à considérer ;

- (1) l’aléa, c’est-à-dire la fréquence et l’intensité des sécheresses sur la zone ;

- (2) l’exposition, c.à.d la présence d’activités agricoles susceptibles d’être affectées sur la zone ;

- (3) la vulnérabilité, c.à.d. la fragilité des systèmes agricoles de la zone.

Par vulnérabilité il faut comprendre ici deux aspects ; a) la sensibilité, c’est-à-dire la propension à être affecté négativement par la sécheresse, et b) la résilience, c’est-à-dire la capacité à endurer le choc et s’en remettre.

Les pratiques agricoles ont un effet direct sur l’exposition et la vulnérabilité : le choix des semences, l’entretien de la fertilité du sol, la diversification pour répartir le risque, etc. La littérature permet d’identifier les différents aspects des systèmes qui ont un rôle à jouer sur le risque. Par exemple, le risque inclut un aspect social et économique (Meza et al., 2019, 2020) : les inégalités de genre, le niveau de pauvreté économique ainsi que l’isolement augmentent les impacts de la sécheresse, non seulement pour les personnes concernées, mais pour toute la zone frappée (Afridi et al., 2022; Bahta, 2022).

Quel rôle potentiel de l’agroécologie pour réduire les risques ?

L'agroécologie s'appuie sur des principes de gestion basés sur le respect des cycles naturels et l'utilisation optimale des ressources, résumés dans les « 10 Éléments de l'Agroécologie » (FAO, 2018). Bien que ses pratiques varient selon le contexte (Altieri et al. 2015 ; Wezel et al., 2020), son potentiel pour améliorer la productivité et la durabilité des systèmes agricoles aux ressources limitées est reconnu scientifiquement (Debray et al., 2019) et plébiscité par la société civile (GTD, 2013). Si l'intérêt spécifique de l'agroécologie face aux sécheresses reste encore peu documenté, les premiers travaux révèlent des résultats prometteurs. La capacité de l'agroécologie à limiter la sensibilité aux sécheresses s'exprime à travers trois dimensions complémentaires :

➔ Face aux impacts environnementaux, les agrosystèmes agroécologiques optimisent l'utilisation des ressources naturelles par la diversification des espèces cultivées et le choix de variétés adaptées. Cette approche permet une meilleure répartition des besoins en eau, lumière et nutriments, réduisant ainsi les risques d'épuisement en période de sécheresse.

➔ Face aux impacts économiques, la diversification et l'autonomie renforcée protègent contre les aléas. La diversité des revenus sécurise les ménages face aux mauvaises récoltes et aux fluctuations du marché, tandis que le recyclage et les synergies entre ateliers réduisent la dépendance aux intrants externes.

➔ Face aux impacts sociaux, la co-création et le partage des savoirs traditionnels et scientifiques renforcent l'adaptation collective aux sécheresses. La gouvernance responsable facilite la gestion commune des ressources en eau, pendant que l'économie circulaire et solidaire, basée sur les circuits courts, diminue la vulnérabilité aux crises. Cette approche holistique renforce ainsi la capacité d'adaptation et l'autonomie des communautés agricoles, tout en préservant les équilibres écologiques locaux.

Dans les Oasis, les principes de l’agroécologie sont une aubaine pour limiter la sensibilité aux sécheresses

Dans un environnement changeant d’un point de vue climatique, économique et social, les oasis des pays d’Afrique du Nord sont confrontées à des enjeux majeurs en termes de pérennité, alors même qu’elles représentent les derniers bastions aux portes du désert. Ces agroécosystèmes voient leur état se dégrader progressivement, aux prises avec des contraintes climatiques de plus en plus fortes, des politiques nationales peu adaptées, et une difficulté d’émergence d’une agriculture attractive et moteur pour le développement de ces territoires ruraux. Divers facteurs peuvent aujourd’hui être considérés comme responsables de la fragilisation de ces agroécosystèmes. Parmi eux on soulignera  particulièrement la pression accrue sur les ressources hydriques, tant en quantité qu’en qualité, en conséquence (i) d’une pression démographique et d’une urbanisation croissante d’un côté, et  (ii) d’une augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements climatiques extrêmes, sécheresses en tête, de l’autre.

En Algérie, les oasis ont été façonnées par des siècles d’intervention humaine, et s’appuyaient traditionnellement sur 3 piliers :

  • L’utilisation du palmier dattier au sein d’une biodiversité cultivée, permettant de créer un microclimat favorable aux cultures, en association avec des arbres fruitiers (grenadiers, abricotiers, etc.) et des cultures maraîchères, aromatiques et médicinales.
  • Une ressource en eau provenant de puits artésiens, de sources ou autres, et permettant d’assurer l’irrigation des parcelles et l’approvisionnement des populations en eau. La rareté de la ressource en eau a traditionnellement donné lieu à des organisations sociales complexes permettant d’en assurer la gestion ;
  • Un sol, souvent sableux, dont la fertilité est assurée par des apports nécessaires et fréquents en matière organique d’origines diverses (fumiers issus de l’élevage, compost, alluvions, etc.). 

Mais les oasis traditionnelles ne sont plus en mesure de fournir une production agricole suffisante pour ces territoires, et des périmètres péri-oasiens se sont développés en périphérie des oasis traditionnelles, le long des oueds. Dans le cadre d’une étude[1] menée dans la vallée du M’Zab (wilaya de Ghardaïa), sur le périmètre péri oasien de N’Tissa, le CARI a identifié plusieurs éléments permettant d’illustrer la moindre sensibilité des exploitations agroécologiques à la sécheresse.


[1] Cette étude, commanditée par le COSTEA, a été réalisée entre 2021 et 2022 par le GTAE sur 6 systèmes irrigués dans 3 pays. La partie algérienne a été réalisée par le CARI en partenariat avec l’APEB (Association pour la Protection de l’Environnement de Beni-Isguen) et avec l’appui du CREAD (Centre de Recherche en Économie Appliquée pour le Développement).

Face aux impacts environnementaux des sécheresses, l'agroécologie montre son effet favorable sur la qualité des sols et la gestion de l'eau

 ➔ L'équilibre nutritionnel des sols de la vallée de N'Tissa est très fragile : les analyses révèlent une alcalinisation des sols et une très faible teneur en matière organique. Les résultats montrent qu'un meilleur équilibre est possible lorsque plusieurs pratiques agroécologiques sont combinées sur la même parcelle (apport régulier de fumier, apport de limons, irrigation goutte à goutte). Ces parcelles présentent une structure physique plus favorable avec une capacité d'infiltration de l'eau qualifiée de "rapide" (75mm/heure), ainsi qu'une meilleure disponibilité en éléments minéraux assimilables et rétention en eau. ➔ Les systèmes valorisant le mieux la ressource en eau combinent trois pratiques essentielles : l'agriculture à étage avec le palmier dattier, générant un microclimat qui réduit de 40% la consommation d'eau par rapport aux systèmes conventionnels ; l'utilisation de fumier et l'apport de limons qui améliorent la structure et l'humidité du sol ; l'utilisation de brise-vents qui protègent les cultures des vents chauds et limitent l'évapotranspiration.

Ces pratiques combinées optimisent la qualité des sols et la gestion de l'eau, permettant des rendements plus stables avec une moindre variabilité interannuelle.

Face aux impacts économiques des sécheresses, l’agroécologie montre son effet favorable par la diversification des revenus, la réduction des charges et la moindre dépendance à l’énergie

➔ Les recettes principales des exploitations agroécologiques sont issues de l'arboriculture (36%), du palmier dattier (32%) et de l'élevage caprin (21%). Cette diversification permet de profiter des effets combinés de l'ombrage du palmier dattier, de la valorisation des sous-produits, et de l'apport de fumier par le bétail. Globalement, ces exploitations démontrent la meilleure rentabilité à l'hectare et les meilleures valeurs ajoutées brutes et nettes.

➔ Concernant la répartition des charges, le poste le plus important est celui des intrants, notamment l'achat de fumier (35% des charges) dont la production par l'exploitation n'est pas suffisante. En revanche, les dépenses énergétiques (électricité et gasoil) sont limitées à 3% contre 8,5% pour les exploitations conventionnelles, grâce à l'optimisation de l'eau par le système multiétage et l'amélioration de la rétention en eau des sols.

Cette diversification des activités, couplée à la réduction des charges énergétiques, protège les exploitations des impacts catastrophiques en cas de destruction d'une récolte, d'effondrement des prix ou d'augmentation du coût des intrants.

Conclusion : L'agroécologie comme réponse adaptée aux défis des sécheresses dans les systèmes oasiens

L'analyse des systèmes agricoles oasiens, particulièrement dans la vallée du M'Zab en Algérie, démontre le potentiel significatif de l'agroécologie comme réponse aux défis croissants des sécheresses. Cette approche se révèle pertinente à plusieurs niveaux. Sur le plan environnemental, les pratiques agroécologiques démontrent leur efficacité à travers une optimisation remarquable des ressources naturelles. La combinaison de pratiques traditionnelles et des innovations technologiques permet une réduction de la consommation d'eau et une amélioration significative de la qualité des sols. Sur le plan économique, la force des systèmes agroécologiques réside dans leur diversification stratégique. La répartition équilibrée des revenus crée une résilience face aux aléas climatiques et économiques. Cette diversification s'accompagne d'une optimisation des charges opérationnelles, notamment une réduction significative des coûts énergétiques.

Les résultats observés dans la vallée du M'Zab valident l'équation du risque (Risque = Aléa × Exposition × Vulnérabilité) en démontrant comment l'agroécologie permet de réduire la vulnérabilité des systèmes agricoles face aux sécheresses. Cette réduction s'opère tant par une diminution de la sensibilité aux impacts directs que par un renforcement de la résilience globale du système. Ces implications sont significatives pour l'avenir des régions arides confrontées au changement climatique. L'approche agroécologique, en s'appuyant sur les principes traditionnels tout en les adaptant aux défis contemporains, offre un modèle viable de développement agricole. Elle démontre qu'il est possible de concilier productivité agricole, préservation des ressources naturelles et résilience économique, même dans des contextes environnementaux contraignants. Toutefois, la généralisation et le développement de ces pratiques agroécologiques nécessiterait un soutien institutionnel adapté et une reconnaissance accrue de leur potentiel dans les politiques agricoles nationales.

Références bibliographiques

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Edwards, B., Gray, M., Hunter, B., 2019. The social and economic impacts of drought. Aust. J. Soc. Issues 54, 22–31.

FAO, 2018. The 10 Elements of Agroecology : Guiding the Transition Towards Sustainable Food Systems.

GTD, 2013. Agroécologie, une transition vers des modes de vie et de développement viables - Paroles d’acteurs.

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Year: 2024
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Full text available at: https://www.fao.org/agroecology/en/
Content language: English
Author: Adeline Derkimba; Adel Moulai ,
Type: Article
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