4.1 Commerçants et consommateurs comme acteurs individuels
4.2 Commerçants et consommateurs comme acteurs collectifs
Les liens entre consommateurs et commerçants peuvent sapprécier à deux niveaux selon quon considère ces deux acteurs à titre individuel ou collectif. Dans la plupart des sociétés africaines les rapports traditionnels déchange se faisaient entre familles spécialisées dans des secteurs de production et de services précis. Les personnes qui pratiquaient un métier donné ne formaient pas une corporation et des rapports privilégiés étaient établies entre familles ayant des activités complémentaires. Un producteur de céréales avaient par exemple «son» producteur-fournisseur de lait, «son» pêcheur etc. et vice versa. Une sorte dobligation sociale qui se traduisait par un sentiment dappropriation réciproque (en wolof, et en pulaar les expression «mon» pêcheur ou «mon peul» sont bien connus). Les relations sociales constituaient la base de confiance entre les familles et régulent les transactions.
En ville les acteurs sont différents. La fonction commerciale est dans la plupart des cas occupée par des personnes «étrangères» avec lesquels les consommateurs nont aucun lien social traditionnel. Les rapports entre commerçants et consommateurs vont donc être construits dans la dynamique des rapports déchange ou chaque acteur essaie datteindre un certain nombre dobjectifs.
Dans la vie urbaine cette préoccupation détablir des relations durables et stables se rencontre chez les ménagères qui cherchent des garanties de qualité et estiment quen raison de la confiance accordée aux commerçants, celui-ci sera «gêné» de les «tromper». Les valeurs culturelles partagées par les deux parties, prévoient quon doit rendre la monnaie à qui vous fait confiance.
A Dakar chaque ménagère a sa «cliane» ( terme français «client» qui désigne dans le langage populaire aussi bien le commerçant que lacheteur avec lequel on a établi des rapports de fidélité). Le terme de client nest pas neutre, il renferme un contenu précis de «rapports privilégiés» voir de «fidélité». Mais ici les rapports ne sont pas exclusifs, ils sont juste préférentiels évitant ainsi à la ménagère dêtre dépendante du commerçant.
Tableau 1
Modalités dapprovisionnement: produits et lieux
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Villes |
Produits |
Marchés ruraux |
Marchés de gros |
Marchés secondaires |
Installations modernes |
Installations traditionnelles |
Rue et fixe |
Rue et ambulant |
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Dakar
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Mil |
+ |
++ |
+ |
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Riz |
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++ |
+ |
+++ |
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Huile |
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++ |
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+++ |
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Viande |
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+ |
++ |
+ |
+++ |
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Poisson |
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+ |
++ |
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+++ |
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Légumes |
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+ |
++ |
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+++ |
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Plats cuisinés |
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++ |
++ |
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+ |
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Ingrédient |
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++ |
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++ |
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Cotonou
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Tubercule |
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Céréales |
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++ |
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Légumes |
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+ |
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Viande |
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+ |
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+ |
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Poisson |
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++ |
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Plats cuisinés |
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++ |
+++ |
++ |
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Ouagadougou
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Riz |
+ |
++ |
+ |
+ |
+++ |
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Maïs |
+++ |
+++ |
+ |
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+ |
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Sorgho |
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+ |
+ |
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Viande |
+ |
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+++ |
+ |
+ |
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+ |
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Poisson |
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+++ |
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Plats cuisinés |
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++ |
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+++ |
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Ingrédient |
++ |
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+ |
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+++ |
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Légende
+ faibleLes rubriques
++ fréquent
+++ dominant
Marchés ruraux - Tous les achats faits à proximité des zones de production: directement chez le producteur, au marché hebdomadaire, dans les abattoirs pour la viande, dans les plages de débarquement pour le poisson.
Marché secondaires - Tous les marchés de quartiers, quels que soient leurs tailles, où on peut trouver une multitude de produits (céréales, viande, produits préparés, poissons, etc.).
Installations modernes - Supermarchés, supérettes de quartier, boucheries modernes et kiosques à viande, poissonneries et restaurants dans un lieu bien fermé.
Installations traditionnelles - Boutiques de quartiers, bouchers traditionnels de quartier avec hangar.
Rue et fixe - Lieu de vente sur rue avec des installations de fortunes (tables, etc.) à découvert.
Rue et ambulant - Vendeurs non fixes circulant avec les marchandises.
Les objectifs poursuivis par les consommateurs dépendent des produits visés et des services connexes quils peuvent obtenir.
Cas de la viande
A Ouagadougou, les enquêtes de E. Cheyns montrent que pour la ménagère qui achète de la viande deux critères sont déterminants: la qualité sanitaire et la fraîcheur. Ces critères dépendent en effet du type de plat et de la sauce. Ainsi la vente en tas de 100 et 200 franc convient mieux à la ménagère qui négociera pour que le mélange de morceaux lui convienne.
La recherche de la qualité sanitaire conduit également les ménagères à préférer certains lieux (comme les abattoirs et les marchés de secteurs) et certaines heures (tôt le matin «avant que les mouches et la chaleur naient altéré la viande et que de nombreuses mains de ménagères naient touché les tas de viande» (CHEYNS, 1996).
A Ouagadougou et à Dakar, cest lusage (le plat à préparer) qui définit la choix de la viande et par conséquent celui du vendeur. Les bouchers vendent la viande en tas qui comprennent différents types de viandes, ce qui arrange les ménagères en convenant à la préparation de la sauce. La vente en tas présente lavantage par rapport à la vente au kg, de permettre une négociation entre les clients.
Dans la mesure où lon nest jamais sûre de lorigine de la viande et des conditions dabattage et de distribution, létablissement de liens de fidélisation est important pour la ménagère qui veut réduire les risques. Dans une ville cosmopolite comme Ouagadougou certains musulmans sapprovisionnent chez des bouchers de même religion, pour être sûr que lanimal ait été abattu dans des conditions «normales».
Cas des céréales
Lapprovisionnement en céréales se fait de préférence en gros, et donc le rapport entre consommateur et commerçant nest pas quotidien. Il faut cependant noter que les familles pauvres sapprovisionnent quotidiennement, en particulier en riz. A Dakar le mode dapprovisionnement dominant est la boutique du coin. La qualité et le prix étant souvent standards cest le boutiquier qui se charge de chercher la meilleure qualité pour ces clients fidèles en cas doffre suffisante du produit sur le marché. Cest en période de rupture dapprovisionnement sur le marché que la fidélisation prend tout son sens. Le commerçant se sent obligé de réserver son stock aux clients fidèles et souvent sans spéculer sur les prix.
Contrairement à Cotonou où les boutiques de quartiers8 ne sont pas des lieux privilégiés dachat, lhistoire spécifique de Dakar a fait des boutiques de quartiers les points de distribution les plus importants de plusieurs denrées alimentaires (riz, sucre, huile, tomates, pâtes alimentaires, farine, lait industriel etc.). Lessentiel des produits vendus étant importés ou manufacturés, le réseau était dominé par des libano-syriens (grossistes) et mauritaniens (détaillants ) qui contrôlaient ce secteur (MBOW, 1976).
Les détaillants mauritaniens installés dans chaque rue ou ruelle de la ville ont développé des rapports de proximité très personnalisés avec les familles. La boutique du maure sert aussi de caisse dépargne et de crédit. En effet la plupart des familles confient «leurs dépenses quotidiennes» au maure et quelques fois certains chefs de ménage laissent chez le boutiquier le stock de vivres achetés mensuellement afin de mieux gérer et contrôler les prélèvements.
Dautre part, les maures connaissant bien les habitants auxquels ils octroient des marchandises en crédit. Depuis le départ des maures en 1989 de Dakar suite à des conflits entre les deux pays, aucune évaluation de la reprise de ces activités par des sénégalais et des commerçants originaires de la Guinée nest disponible.
Cas des produits transformés typiques (soumbala, couscous)
Pour les produits typiques préparés et vendus, les qualités spécifiques, mais aussi les conditions hygiéniques de préparation déterminent le choix du lieu dachat. Dans ces conditions les relations de proximité sont essentielles. Il faut connaître le vendeur-préparateur. Cest le cas du soumbala à Ouagadougou où les femmes «peuvent baser leur confiance sur un type de vendeuse ou de préparatrice, en établissant une relation de proximité. Il peut sagir du choix de sapprovisionner directement au village (57 pour cent des ménages), ou de se fidéliser chez une vendeuse à Ouagadougou (30 pour cent des ménages). La confiance peut dans ce cas être générée par le fait dacheter le soumbala chez une préparatrice âgée, qui a le savoir traditionnel» (CHEYNS, 1996).
Cas des aliments cuisinés
Certains aliments cuisinés sont réputés etre la spécialité de certains groupes ethniques qui ont les secrets de leur préparation. Cest le cas à Dakar des maures noirs et des haussa, spécialistes de la grillade de viande.
Le groupe ethnique dappartenance est donc le premier critère de choix. Certaines catégories sociales qui viennent dans les dibiteries dans une optique de restauration accordent de limportance à la qualité des lieux, mais ce critère est rarement pris en compte par la majorité des gens qui mangent à la sauvette quelques morceaux.
A Cotonou où lachat des aliments préparés est dominant, lexigence de qualité est plus forte pusiquil sagit de plats à base de pâtes fermentées qui présentent des risques dintoxication très élevés: la confiance et donc lexistence de relations de proximité sociale et géographique, est dautant plus importante.
Bien que les commerçants constituent des entités sociales bien identifiables par type de produit et développent des stratégies de groupe dabord vis a vis de leurs fournisseurs, et ensuite, vis a vis des consommateurs, ces derniers adoptent plutôt des comportements individuels. Les relations de proximité que les consommateurs ont établi avec «leurs» commerçants, mais aussi le fait que le contrôle des prix et de la qualité était assurée par les services de létat, ont longtemps empêché les consommateurs «dobjectiviser» leurs rapports avec les commerçants.
Lémergence des associations de consommateurs est un phénomène très récent dans les pays africains. Elles étaient au nombre de six dans six pays en 1990. Aujourdhui on en compte plus de cent dans quarante cinq pays dAfrique. Tous les pays de lAfrique francophone ont mis en place une association nationale de consommateurs et la majorité en comptent plus de deux. A lorigine les associations de consommateurs étaient perçues, à tort ou à raison par la majorité des citadins comme une affaire de pays développés.
Une minorité dintellectuels des classes moyennes est à la base de la création des associations. Leur préoccupation première était la qualité des produits dans un contexte de libéralisation des politiques dajustement structurel qui exposait les consommateurs à la recherche de produits moins chers à toutes sortes de produits (déchets, produits périmés ou interdits à la consommation en Europe, etc.).
Les interventions des associations de consommateur ce sont basées sur les revendications et le lobbying à limage des mouvements des consommateurs européens, mais la difficulté de faire avancer les revendications, dans certains pays comme au Sénégal, ont fait évoluer ces associations dans plusieurs directions:
La spécialisation
Certains responsables estiment que linefficacité de leurs association est liée à la dispersion des efforts. Ainsi vont émerger des associations de défense par secteurs (électricité, eau, alimentation, services de transports, etc.). Le secteur de la consommation alimentaire a été relié à celui de lenvironnement.
Ladaptation de lapproche aux réalités locales
Le besoin de base sociale et de légitimité face aux autorités et aux commerçants a conduit certaines associations à opter pour une démarche dimplantation dans les quartiers populaires avec des structures organisées à limage des organisations politiques (cellules, comités, etc.). Cette implantation a contribé à modifier les modes dintervention. En effet les pauvres démunis des quartiers sont plus préoccupés par la sécurité dapprovisionnement et la maîtrise des prix, que par les questions de qualité. La démarche de revendication et de lobbying apparaît moins pertinente à leurs yeux. Ainsi les femmes des quartiers pauvres membres des associations vont-elles pousser les leaders à sorienter vers de nouveaux modes daction.
Au Mali, cest également cette voie qui a été privilégiée par les consommateurs qui après quune évaluation de la filière ait montré que les marges des intermédiaires étaient exagérées, ont demandé à létat un soutien pour installer des kiosques au profit de jeunes chômeurs.
Ces évolutions sont favorables à lémergence dune conscience nouvelle sur la nécessité dimpliquer les consommateurs à travers leurs organisations dans toutes les discutions concernant lapprovisionnement et la distribution des aliments. Il faut cependant noter que ces associations sont encore jeunes et ne disposent que de très peu de moyens pour jouer leur rôle (mettre en oeuvre des projets et se prononcer objectivement sur les sujets sur lesquels elles peuvent être interpellées). La démarche militante prédomine sur lapproche scientifique et peut conduire à des erreurs dappréciation.
Une bonne connaissance de sa base sociale à savoir le «consommateur urbain» est le premier défi que doit relever le mouvement associatif des consommateurs pour éviter un décalage entre les responsables et les consommateurs.
Le second défi est celui de linformation et de la sensibilisation des citoyens sur les enjeux de lapprovisionnement alimentaire, sur les problèmes sanitaires et les aspects nutritionnels. Cest aussi le rôle des associations de consommateur de faire comprendre aux commerçants les besoins des consommateurs et détudier avec eux les stratégies pour y répondre.
Les associations sont des partenaires privilégiés des structures publiques et peuvent représenter une force de proposition et aider la communication entre létat et les consommateurs. Elles doivent participer à la mise en place des cadres de concertation et déchanges entre létat et les commerçants pour régler les conflits et anticiper les problèmes dapprovisionnement.
A moyen terme les associations de consommateur veulent prendre le relais de létat dans la constitution des stocks de sécurité. Ce rôle que létat a voulu faire jouer à la SONADIS ne peut être efficacement rempli que par les consommateurs.
Les associations pour alerter lEtat et informer lopinion, doivent assumer une fonction de surveillance. A ce titre leurs moyens et la formation des leaders doivent être renforcées, surtout pour payer les expertises nécessaires à laccomplissement de leurs missions et à leur crédibilisation. Les limites du militantismes et du volontarisme sont vites atteintes quand les attentes augmentent. Il faudra donc professionnaliser sans «bureaucratiser» le mouvement.