Nourrir

Le deuxième quart de siècle

1970-1995

En termes quantitatifs, le deuxième grand chapitre de l’existence de la FAO s’ouvre sur un constat plutôt amène. L’édition 1970 du rapport sur La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture (SOFA) fait état d’une augmentation de 70 pour cent de la production alimentaire totale depuis 1948, soit un accroissement annuel respectable de 2,7 pour cent. Dans le secteur de la pêche, la croissance avait été plus rapide, atteignant le taux remarquable de 4,4 pour cent. D’une manière générale, la quantité d’aliments produite aura progressé au rythme de la croissance démographique.

Pour autant, cette situation apparemment favorable s’accompagnait d’importantes réserves. En effet, la faim continuait de réclamer un lourd tribut. En Afrique subsaharienne, l’accroissement annuel moyen de la production alimentaire n’avait pas dépassé 0,6 pour cent. Et les avancées, telles qu’elles furent, n’étaient pas appelées à durer.

1978, CHINE Jeune-fille portant un panier de poires rondes récoltées dans un verger en Chine. ©FAO/Franco Mattioli

Rapport SOFA – édition 1970 (extrait)

Les chapitres du rapport consacrés à la situation actuelle offrent de nouvelles raisons de croire qu’on a peut-être enfin atteint un tournant dans la difficile lutte que mènent les pays en voie de développement pour accroître à un rythme suffisamment rapide leur production alimentaire. [...] Jusqu’à présent, l’un des principaux résultats attribuables à l’introduction des variétés de céréales à haut rendement a été le retour à une plus grande autosuffisance alimentaire dans un certain nombre de pays en voie de développement. Plusieurs d’entre eux ont déjà ou auront bientôt une capacité excédentaire.
1970, GUYANA

Culture d’une nouvelle variété de riz à haut rendement au Guyana. ©FAO/J. Ciganovic

En 1972, la production céréalière s’effondre pour la première fois depuis la guerre. Tout excédent s’évanouit. À peu près au même moment, la crise pétrolière frappe lourdement les économies occidentales, mettant brusquement fin à près de trois décennies d’expansion ininterrompue.

1970, GUYANA Culture d’une nouvelle variété de riz à haut rendement au Guyana. ©FAO/J. Ciganovic
Nourrir
1970-1995

Le deuxième quart de siècle

Parallèlement au choc économique, le début des années 1970 marque, dans les pays industrialisés, la cristallisation de tensions sociales qui s’accumulaient depuis la fin des années 1960. L’optimisme n’était plus de mise; un bienheureux intermède semblait s’achever. Dans certaines régions en développement, les années de l’après-guerre et de l’après-décolonisation n’avaient encore apporté aucune amélioration nette des moyens d’existence; l’autonomisation économique cédait encore le pas à l’émancipation politique. À la fin de la décennie, lors d’une conférence mondiale sur la réforme agraire, le Président de la Tanzanie, Julius Nyerere, devait dénoncer la persistance «d’une misère sans nom».

Alors que les économies vacillent et que la croissance cesse, les préoccupations environnementales s’affirment.

Face aux attentes déçues d’une progression linéaire, les modèles de production et de consommation établis sont remis en question. Dans les pays occidentaux, certes riches mais affaiblis sur le plan économique, une nouvelle conscience environnementale s’éveille. Des sensibilités plus écologiques se font entendre – tout d’abord dans la société et dans le monde de la culture, puis dans la sphère politique. Dès 1962, dans Printemps silencieux, Rachel Carlson avait recensé les conséquences néfastes de l’utilisation généralisée de pesticides pour l’environnement et pour la santé humaine. Cri de ralliement pour le mouvement écologique naissant, l’ouvrage est à l’origine de l’interdiction du pesticide dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) aux États-Unis en 1972; dans les années suivantes, il continuera de peser sur l’opinion et les politiques publiques du pays.

Rachel Carson,
Printemps silencieux (extrait)

Ces problèmes [les maladies transmises par les insectes] sont importants, et doivent être résolus; jusque-là, tout le monde est d’accord; la question débattue est simplement la suivante: est-il sage, est-il intelligent de s’attaquer au problème par des méthodes qui le compliquent au lieu de le résoudre? Le monde a beaucoup entendu parler des brillantes victoires remportées sur la maladie grâce à l’élimination des insectes transporteurs de virus, mais on ne lui a guère montré le revers de la médaille: les défaites, les triomphes éphémères qui nous portent à penser que nous avons en fait renforcé nous-mêmes l’ennemi que nous voulions abattre, et que (là est le pire) nous avons peut-être détruit nos propres moyens de combattre.

«Nous ne souhaitons pas appauvrir encore plus l’environnement» déclara Indira Gandhi, Première ministre de l’Inde, lors d’une conférence tenue à Stockholm en 1972, évoquant ainsi ce qui se profilait comme un dilemme sur le plan idéologique et un compromis en termes de politiques. «Et cependant, avait-t-elle ajouté, nous ne pouvons oublier à aucun moment la grave situation de pauvreté d’un grand nombre de personnes. La pauvreté et la faim ne sont-elles pas justement les plus grands pollueurs?»

Au cours des décennies suivantes, les impératifs de conservation allaient faire évoluer la conception du binôme humanité-nature. Entre les années 1970 et les années 1990, sociétés et décideurs développent une perception plus précise du caractère limité des ressources de la planète. Dès lors, il s’agira de poursuivre des objectifs de bien commun – en particulier, celui d’éliminer la faim – par des moyens à l’impact moins destructif.

1980, ÉTHIOPIE

Des fermiers creusent des digues autour de terrains dégradés afin de contrôler l’érosion, puis plantent des arbres et des arbustes pour regénérer les sols en Éthiopie. ©FAO/Florita Botts

1980, ÉTHIOPIE Des fermiers creusent des digues autour de terrains dégradés afin de contrôler l’érosion, puis plantent des arbres et des arbustes pour regénérer les sols en Éthiopie. ©FAO/Florita Botts

L’attention se tourne vers les mers et les océans, source de nourriture vitale pour des centaines de millions de personnes et de moyens d’existence pour tant d’autres. Des mers et des océans vivent aussi de nombreuses industries du secteur de la pêche ainsi que des économies entières, côtières et insulaires. Vers le milieu des années 1970, la production de poisson cesse d’augmenter, alors que des conflits éclatent autour des zones de pêche exclusives et que les craintes au sujet des stocks s’amplifient. En 1984, s’adressant aux participants à une manifestation de la FAO portant sur ce thème, le roi Juan Carlos d’Espagne insiste alors sur la nécessité de veiller à ce que «les richesses de la mer ne soient pas compromises par des pratiques prédatrices, imprévoyantes et égoïstes». En 1995, un dispositif de portée exhaustive, le Code de conduite pour une pêche responsable, voit le jour. L’aquaculture prend une nouvelle importance.

Cela étant, à bien des égards, le deuxième quart de siècle d’existence de la FAO est marqué par une évolution plus rapide des perceptions que des pratiques. Les approches traditionnelles du développement agricole continuent d’être guidées par la recherche de volumes et de rendements accrus. Néanmoins, la lutte contre la faim ne se poursuit plus dans un vide contextuel: elle acquiert de nouvelles nuances environnementales et sociales.

1984, Philippines

Des bateaux de pêche traditionnels près du débarcadère de Baliwasan à Zamboanga aux Philippines. ©FAO/Marie-Christine Comte

1984, Philippines Des bateaux de pêche traditionnels près du débarcadère de Baliwasan à Zamboanga aux Philippines. ©FAO/Marie-Christine Comte

La désertification et les sécheresses, les crises alimentaires et les famines témoignent de la nature cyclique et systémique de la faim. La nécessité d’assurer l’accès à la nourriture – et non pas seulement une disponibilité théorique d’aliments – commence à éclairer la réflexion au sein de la FAO et des organisations sœurs. Pour améliorer l’accès à la nourriture, il faut s’attaquer à une multitude d’autres besoins humains et sociaux – l’éducation, la santé, un environnement propre et sûr, voire la paix. Mais ce ne sont plus de simples besoins: ils commencent à être considérés comme des droits à faire valoir avec force. Dans le cadre de la lutte contre la faim, l’inégalité est perçue comme étant à la fois un scandale sur le plan moral et une entrave au niveau des politiques.

Chemin faisant, la FAO évolue, passant d’un statut d’organe de coopération technique à celui d’institution internationale de développement. Cette évolution tient à la prise de conscience du fait que les interprétations au sens strict et d’ordre quantitatif de la mission de l’Organisation ne sont plus suffisantes. La logique de quantité (plus) fait place à une logique de qualité (mieux), la volonté de produire à celle de nourrir. L’appui technique à la mise au point de programmes d’irrigation centralisés, par exemple, perd du terrain au profit de programmes locaux centrés sur la communauté: ceux-ci sont en effet considérés comme engendrant moins de gaspillage et comme étant plus rapides à mettre en place, d’utilité plus immédiate et plus efficaces aux fins du renforcement de la résilience.

La logique du plus fait place à celle du mieux. Plutôt que viser la croissance, on veut désormais nourrir.

1987, RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

Administration orale d’un médicament à un veau malade, au sein d’un ensemble d’activités et politiques du gouvernement de la république Centrafricaine pour renforcer et consolider le développement de bétail. ©FAO/R. Faidutti

La création du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), au milieu des années 1970, marque la reconnaissance formelle d’un nouveau concept de sécurité alimentaire, intégrant les principes de la disponibilité et de l’accès. Le CSA, qui est un organe des Nations Unies dont le Secrétariat est hébergé par la FAO, est conçu comme une tribune inclusive: il offre aux autorités, aux spécialistes, à la société civile et aux entreprises du secteur une plate-forme de discussion privilégiée pour la recherche de solutions à la faim dans le monde et de moyens permettant d’améliorer la nutrition.

1987, RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE Administration orale d’un médicament à un veau malade, au sein d’un ensemble d’activités et politiques du gouvernement de la république Centrafricaine pour renforcer et consolider le développement de bétail. ©FAO/R. Faidutti

À la fin des années 1980, l’esprit de coopération que génère la chute du Mur de Berlin fait renaître le sentiment que les objectifs sont réalisables. Le Marché intérieur européen voit le jour, puis l’Organisation mondiale du commerce. Une vague de libéralisation déferle sur le monde. De nombreux obstacles au commerce sont levés. Cependant, à la mondialisation croissante des échanges s’ajoute celle des problèmes relatifs à la sécurité sanitaire des aliments. Une épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine (ou maladie de la «vache folle») touchant les troupeaux britanniques est associée à l’incidence de la maladie neurologique dégénérative de Creutzfeldt-Jakob chez les consommateurs. Cette circonstance jette une lumière inquiétante sur le continuum entre la santé humaine et la santé animale. Tirant parti des compétences spécialisées de la FAO en matière de lutte contre les maladies du bétail, le Codex Alimentarius aborde la question très sensible des aliments pour animaux – élément qui ajoute à la complexité des efforts déployés pour assurer une nourriture suffisante, saine et nutritive pour tous.

Les barrières tombent et le commerce croît, exigeant de nouvelles approches pour la sécurité alimentaire mondiale.

Au milieu des années 1990, la FAO est un organisme indubitablement plus sophistiqué quant à l’ampleur de ses connaissances et à ses prouesses en matière de statistiques. Mais la formidable institution normative qu’elle est devenue évolue dans un contexte de déréglementation rapide. Sa culture institutionnelle est à vocation gouvernementale, alors que l’initiative dans le secteur agricole et la puissance normative sont en grande partie passées au secteur privé. Les gouvernements eux‑mêmes, surtout dans les pays en transition, s’adressent de plus en plus à des groupes de réflexion et des fondations indépendantes pour obtenir des avis en matière de politiques; et à mesure que les crises se succèdent, la capacité de mobilisation rapide, sur les plans public et politique, appartient plus que jamais à la sphère des ONG mondiales.

1993, ITALIE

Conférence de la FAO ciblant «L'harmonisation des procédures de contrôle phytosanitaire». ©FAO

À l’approche du nouveau millénaire, ce que la FAO avait apporté à l’agriculture d’après-guerre et aux communautés au sens large, en termes de production et de nourriture, s’avère aussi applicable à l’Organisation elle-même: une expansion rapide suivie d’un processus d’affinement complexe. Le quart de siècle suivant, marqué par les défis liés au changement climatique, des conflits prolongés et une courbe en V des taux de sous-alimentation, allait exiger une bonne dose de vision stratégique et de capacité d’adaptation.

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1993, ITALIE Conférence de la FAO ciblant «L'harmonisation des procédures de contrôle phytosanitaire». ©FAO