Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles. Le cas des exploitations laitières des Alpes du Nord
L'agriculture familiale est aujourd'hui sous le feu des projecteurs. Tandis que les Nations unies ont proclamé 2014 « Année internationale de l'agriculture familiale », les plaidoyers visant à démontrer l'importance, en termes de développement, de cette forme d'exercice de l'activité agricole à travers le monde, trouvent à se faire entendre. En France, l'exploitation familiale incarne un idéal longtemps mythifié par le dispositif idéologique syndical et consacré par les lois d'orientation de 1960 et 1962. L'expression « exploitation familiale » s'est cependant récemment vue effacée des textes de loi au profit de l'entreprise agricole. Ce changement de vocable signe-t-il pour autant la disparition du lien entre la famille et l'activité agricole ? Les données statistiques récentes dressent à ce propos un tableau ambigu. Selon une définition largement partagée, l'exploitation familiale renvoie à une exploitation agricole sur laquelle la propriété et le contrôle de la gestion, transmis d'une génération à l'autre, sont dans les mains d'individus liés par la parenté ou par le mariage et qui réalisent le travail agricole. Premier indice du maintien de la dimension familiale des exploitations françaises, c'est aujourd'hui 84 % des actifs permanents qui sont familiaux. Bien qu'en augmentation ces dernières années, l'appel à la main-d'oeuvre extérieure à la famille demeure minoritaire. Par ailleurs, l'agriculture reste un métier à forte reproduction sociale puisque 87 % des agriculteurs âgés de 21 à 34 ans ont un lien de parenté avec l'agriculteur qu'ils remplacent et dans les trois quarts des cas, il s'agit de leur père. Si ce tableau statistique tend à confirmer le caractère familial de l'agriculture française contemporaine, certaines évolutions telles que l'augmentation des installations hors cadre familial et du travail extérieur des conjointes, la généralisation des formes sociétaires ou encore, le recours de plus en plus fréquent aux salariés modèrent cet avis. En quoi ces évolutions transforment-elles le caractère familial des exploitations agricoles ? Comment coexistent ou s'articulent-elles avec le constat que nous faisons de permanence du caractère familial des exploitations françaises ? Re-questionner aujourd'hui les rapports familiaux de production sur l'exploitation agricole peut néanmoins sembler trivial, voire éculé, tant l'exploitation familiale a été disséquée depuis 50 ans. Pourtant, à y regarder de plus près, la dimension familiale de l'exploitation agricole a peu à peu disparu du champ scientifique français. Avec les profondes transformations de leurs « objets » privilégiés - « le rural », le « paysan » et le « village » - les recherches des ruralistes français, très prolifiques des années 1960 aux années 1980, s'en sont peu à peu détournées. À la recherche de nouvelles grilles de lecture pour analyser les formes sociales de production et d'organisation de l'agriculture contemporaine, c'est aujourd'hui vers l'agriculture de firme que se tournent les sociologues agricoles. Ainsi, de façon paradoxale, l'« effacement » de la famille dans le traitement des questions agricoles pourrait laisser penser qu'exploitation et famille sont deux termes dont l'association ne fait aujourd'hui plus sens, et ce alors même que les statistiques nous invitent à penser le contraire. Dans cette contribution, basée sur deux études réalisées dans les Alpes du Nord, nous voulons remettre les rapports familiaux de production au centre de l'analyse de façon à interroger les transformations du caractère familial des exploitations agricoles contemporaines. Si peu de travaux récents viennent amender les grilles de lecture produites par les ruralistes, nous faisons l'hypothèse que ces recherches, bien que socialement datées pour la plupart, proposent des catégories d'analyse pertinentes pour penser les rapports de production et leurs transformations sur l'exploitation familiale d'aujourd'hui. Ce chapitre s'organise en trois parties. Dans une première partie, nous montrerons que l'exploitation familiale telle qu'elle fut pensée et décrite dans les années 1960 et 1970 constitue un idéal-type à partir duquel penser les transformations à l'oeuvre. Dans une deuxième partie, après avoir présenté les grandes lignes des deux études de cas sur lesquelles se base notre propos, nous nous interrogerons sur ce qui distingue les exploitations enquêtées de l'idéal-type précédemment construit. Nous explorerons ainsi quelques-unes des évolutions récentes qui tendent à « défamilialiser » l'exploitation agricole et nous conclurons, dans une troisième partie, que c'est aujourd'hui en termes de diversité et de complexité qu'il faut penser la dimension familiale de l'exploitation agricole.