Le secteur mondial des dattes, qui représente 13 milliards de dollars des États-Unis et qui comprend à la fois de grandes exploitations et d'innombrables petits exploitants, est menacé par le charançon rouge du palmier, ce ravageur redoutable. ©thecottonhill/shutterstock.com
Bien avant de mourir, le palmier dattier bourdonne. Un faible murmure interne, signe d’agonie. Grand et très élancé, il se porte bien. Mais sans qu’on le sache, il s’éteint à petit feu, rongé par le charançon rouge du palmier. Rynchophorus ferrugineus est à l’œuvre.
«Originaire d’Asie du Sud-Est, l’insecte est arrivé au Proche-Orient dans les années 1980», explique Hassan al-Ayied. Professeur d'entomologie au centre de recherche King Abdulaziz City for Science and Technology à Riyad, M. al-Ayied partage avec la FAO le résultat de ses 20 années d’observations concernant le charançon rouge du palmier. «Il est arrivé à l’est de l’Arabie saoudite dans des palmiers d’ornement importés. On aurait pu l’arrêter dans son élan. Mais cela n’a pas été le cas.»
Chaque année environ, le ravageur plante son aiguille – ou plutôt son museau poilu et courbé – dans un nouveau pays ou une nouvelle région. Du Proche-Orient, il s’est propagé dans certaines régions d’Afrique, du Caucase et de la Méditerranée. En 2019, il s’est répandu plus au nord, jusqu’aux Balkans.
Très envahissant, ce ravageur est aussi grégaire. Plusieurs générations coloniseront un seul et même arbre: larves, pupes et adultes. Les femelles pondent dans les crevasses, 300 œufs à la fois. Les larves éclosent: elles se nourrissent en creusant des galeries et laissent derrière elles une traînée de «chiure», mélange de déjections et de fibres mâchées. Infatigables, elles creusent et creusent encore des tunnels dans un bourdonnement qu’on ne peut percevoir qu’à l’aide d’un équipement spécial coûteux.
Parfois, l’amas de chiure alertera les cultivateurs à temps pour permettre le sauvetage partiel du palmier. Mais souvent, l’arbre meurt avant même qu’un diagnostic ait pu être établi, son système vasculaire ayant été entièrement détruit.
En 2010, l’île d’Aruba, située dans les Caraïbes, a entrepris de développer son magnifique littoral. «Ils voulaient de très nombreux palmiers d’ornement, qu’ils se sont procurés à bon prix en Afrique du Nord. Or, les arbres étaient contaminés lorsqu’ils sont arrivés», se souvient M. al-Ayied. Le climat chaud et humide d’Aruba était idéal pour la propagation du ravageur, qui est ensuite passé sur l’île voisine de Curaçao.
On a longtemps pensé que le charançon se propageait, car il était capable de voler sur de longues distances. Récemment, cette idée a été réfutée: d’après les données dont on dispose actuellement, sa plus longue distance de vol sans arrêt est de 69 mètres. «Si le charançon rouge du palmier est aujourd’hui présent dans de nombreuses régions du monde, c’est à cause des carences du système de commerce international des palmiers», affirme M. al-Ayied.
À gauche: «Le charançon du palmier est notre principale préoccupation», affirme Anwar Haddad, président de l’Association jordanienne des producteurs de dattes. ©Anwar Haddad; à droite: Les meilleures variétés de dattes atteignent des prix élevés sur les m
Le Proche-Orient, où le secteur de la datte est important, reste le terrain de chasse de prédilection du charançon. Selon les estimations de la FAO, la valeur des palmiers dattiers ravagés par l’insecte se chiffre à un demi-milliard de dollars des États-Unis, ce qui fait craindre la ruine à des millions d’agriculteurs.
Anwar Haddad préside l’Association jordanienne des producteurs de dattes. Au nord de la vallée du Jourdain, les parcelles sont souvent minuscules, les arbres trop vieux et les variétés peu prisées. Là‑bas, dans le meilleur des cas, les cultivateurs luttent pour s’en sortir; selon M. Haddad, leurs exploitations seraient infestées à 80 pour cent. Cependant, même au centre et au sud de la vallée, où la culture de la datte est tournée vers l’investissement et l’exportation, il estime que le taux d’infestation est de 20 pour cent et qu’il ne cesse d’augmenter.
«C’est notre pire crainte, notre principale inquiétude», affirme M. Haddad. «Il n’y a encore pas si longtemps, les cultivateurs dissimulaient les infestations de charançons: ils s’inquiétaient des conséquences sur la confiance du marché et les prix des semis. Nous avons travaillé dur pour faire évoluer les mentalités – à présent, ils cherchent ouvertement à être aidés».
Les variétés de qualité supérieure – telles que la Ajwa saoudienne à la robe sombre, ou la Medjool ambrée, plus répandue – sont des produits très prisés. Mais ce n’est pas tout. Dans les cultures d’Arabie, d’Afrique du Nord et du Levant, de la datte émane un mystère qui transcende l’économie pure et simple. Nutritif et synonyme d’autosuffisance alimentaire, le fruit a traversé les époques comme motif décoratif, élément des paraboles du Livre saint et superaliment des Bédouins. La FAO elle-même a défendu les bienfaits remarquables de la datte.
«On pourrait presque vivre de dattes et d'eau, et il n'y a pas si longtemps encore, beaucoup le faisaient», déclare Maged Elkahky, agronome égyptien et expert de la FAO en matière de lutte contre le charançon rouge du palmier. «Bien que j'aie grandi en ville et bénéficié d’un régime alimentaire beaucoup plus varié, les dattes font toujours partie de notre univers quotidien.»
Traitement des palmiers dans les rues de Tunis. © FAO/Daniel Beaumont
Fin 2019, l’UNESCO a inscrit le palmier dattier au patrimoine culturel immatériel. En réduisant les bénéfices des grands exploitants et en menaçant de faire disparaître les petits, le charançon ébranle également un symbole d'identité régionale commun à tous.
M. Elkahky affirme que d’un point de vue technique, il est possible d’éliminer ce ravageur. La Mauritanie, située à l'extrême ouest du Sahara, est désormais débarrassée du charançon, tout comme les États-Unis, après qu'une infestation isolée a été éradiquée à Laguna Beach, en Californie. «Mis à part ces résultats, le problème reste que la lutte contre le charançon s’est principalement axée sur l’aspect commercial, à coups de remèdes miracles dont l’efficacité n’a pas forcément été prouvée.»
La démarche que privilégie M. Elkahky est plus inclusive et repose sur les politiques publiques, selon une approche misant sur l’adoption de mesures institutionnelles conjuguées à des actions de terrain. Lui et son équipe ont mutualisé leurs connaissances, formulé des lignes directrices et coordonné l’action de lutte contre le charançon dans les régions infestées. Ils testent actuellement une application pilote, baptisée «SusaHamra», d’après le nom arabe de l’insecte: une fois lancée, elle permettra d’analyser les données de terrain et de mettre en lumière les mesures de lutte qui fonctionnent et le lieu où celles-ci sont mises en place. Une base de données mondiale répertoriant les producteurs, les exportateurs et les importateurs de dattes est en cours de création. Parallèlement, la FAO aide les pays à élaborer des législations et à renforcer leurs capacités phytosanitaires.
Au niveau des exploitations agricoles, les connaissances se sont suffisamment développées pour changer la donne. Parce que le charançon aime les arbres blessés, les cicatrices faites sur le tronc pendant la récolte des rejets doivent aussitôt être traitées et refermées. L’inspection des arbres doit se faire au moins toutes les six semaines. Il est aussi nécessaire de constamment vérifier la nutrition des plantes et de surveiller les conditions d’humidité. En Jordanie, l’Association des producteurs de dattes monte actuellement une équipe d’ingénieurs agronomes qui seront chargés d’inspecter les exploitations deux fois par mois et de former les travailleurs, en particulier dans le nord du pays qui est à bout de souffle.
Là où ils sont infestés, les palmiers doivent être éliminés avec précaution. La zone doit être mise en quarantaine immédiatement, et le commerce des rejets doit cesser. Pour le professeur al-Ayied, les dernières mesures de quarantaine que l’Arabie saoudite a mises en place ont permis d’épargner certaines régions du royaume, bien que le parasite se soit propagé au-delà de ses frontières.
Instaurer la sécurité alimentaire à l'échelle mondiale passe aussi parl’éradication du charançon rouge du palmier. L'expérience de la FAO laisse penser qu’il s’agira d’une entreprise de longue haleine qui comprendra de nombreux volets: la lutte s’étalera sans doute sur plusieurs générations. Mais abstraction faite de l’ampleur du travail à fournir, l’éradication commence à apparaître comme une réalité envisageable.
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